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  • Photo du rédacteurAlexandre Salcède

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De la prison, je ne sais rien du tout. Et pourtant, je longe ses murs qui sont des montagnes tous les jours, rue de la Santé. Chaque matin, lorsque je pars dans la nuit, elle est là, bloc de ténèbres que peinent à illuminer des dizaines de projecteurs. Elle attire à elle des dizaines d’hommes et de femmes venues de banlieue pour surveiller des hommes qui viennent des mêmes cités, des mêmes villes et que la Justice aux yeux bandés a privés de liberté. J’ai l’impression de les connaître un peu, sans les avoir jamais vus, de reconnaître leurs voix, leurs expressions, leurs cris dans la cour. Ce sont les mêmes que ceux que j’entends toute la journée, au collège, dans ces quartiers oubliés qu’on appelle « zone d’éducation prioritaire » pour avoir bonne conscience.


Tous les jours, en arrivant au collège, je croise le bus qui a pour terminus la prison de Fleury-Mérogis. Tous les matins, je pense à la phrase de Victor Hugo sur les écoles et les prisons, et je suis écrasé par l’immensité de la tâche qui est la mienne en tant que professeur.


Mais j’en sais bien moins que ces enfants sur les prisons, sur leur univers, sur ce qu’il s’y passe, sur l’indignité dont elle est le royaume. J’ai toujours regardé d’un œil soupçonneux les gens qui remettaient son existence et sa pertinence en question. Et puis un jour, j’ai eu un tract entre les mains.


Un tract signé René Frégni. Un écrivain qui connaît bien la prison pour y avoir passé quelques mois de sa vie en tant que détenu (six mois, précisément, pour désertion) et plus de vingt-cinq ans encore en tant que visiteur, en tant qu’émissaire du monde dans cette retraite contrainte. En tant qu’ambassadeur de la littérature.


Ce ne serait pas exagérer que de dire qu’il a vécu toute sa vie en prison. Enfant, elle lui arrache la présence de son père et lui inspire ses premières émotions littéraires à travers le personnage d’Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo. Ce premier contact lui a immédiatement donné le sentiment que la justice n’existait pas. Cette première expérience est fondatrice : « Désormais je faisais partie du peuple obscur des prisons. »


Lorsqu’il sera à son tour incarcéré dans la prison des Baumettes, il y fera la rencontre d’un professeur de philosophie qui lui fait découvrir Freud, Nietzsche, Sartre et Spinoza. Et la littérature : « Pendant six mois mon cachot fut peuplé d’amis imaginaires, d’aventuriers, de femmes éblouissantes, de paquebots quittant des ports aux quatre coins des océans, d’îles fabuleuses. » Au cœur de sa cellule, quelque chose advient, une liberté qui n’est pas celle, factice, du dehors de la prison. Mais celle de l’esprit et du cœur : « Ceux qui s’arment un jour d’un stylo sont sauvés. J’en savais quelque chose… Par les passages secrets que dessine l’encre, ils retrouvent les voies menant aux rêves, à la mémoire, au monde. »


René Frégni se souviendra de cette révélation le jour où on lui proposera d’animer des ateliers littéraires en milieu carcéral. Ce tract est une anthologie de paroles de prisonniers, l'anthologie d'une poésie qui s'ignore telle, ou plus simplement, un herbier : « Combien de détenus m’ont dit : « […] Un jour j’ai écrit le mot « figuier », le mot « septembre » et brusquement tout est remonté, l’herbe mouillée des matins d’automne, la brume qui accompagne une rivière, le bruit de l’eau, celui des chiens de chasse, la saveur extraordinaire d’une figue encore couverte de rosée, ces mille graines pourpres sucrées. » De la poésie brute, immédiate, sans manières. « La plus belle phrase que l’on m’ait jamais dite, même dehors, revient à un détenu qui entrait dans sa quinzième année de prison : « Je suis content quand tu arrives parce que tu sens la voiture, la femme et la forêt. » »


Ce texte court et puissant est autant un essai sur la prison (« La prison, nous le savons tous aujourd’hui, est l’université du crime. […] [Elle] ne tue pas le criminel en l’homme, elle renforce le crime et détruit toute forme d’humanité. ») qu’un credo qui réaffirme les pouvoirs de la littérature, qui redit qu’elle peut sauver, et les hommes et le monde (« Quand on a une mère et trois livres on ne devient pas monstrueux. »).


C’est un recueil qui enserre la voix anonyme des détenus qui par la parole font l’expérience de l’amour avec celle de grandes voix de la littérature, comme Camus et Giono. Gratitude éternelle à René Frégni d’avoir été un passeur de cette évidence de l’auteur de Colline : « Les jours sont des fruits, notre rôle est de les manger, vivre n’a pas d’autre sens que cela. » Un manifeste au cœur duquel se lit une inquiétude fondamentale pour l’avenir de notre société et de notre planète (« Les premiers incendies s’allumeront dans les ghettos, ceux que nous avons créés, à la périphérie des villes et au cœur des capitales où des millions de gens piégés s’asphyxieront. Nous avons oublié que nous étions un morceau vivant de cette planète, une parcelle de sa peau. »)


Enfin, c’est un autoportrait brillant d’humilité, une invitation à découvrir plus avant l’œuvre de ce poète discret, de ce veilleur attentif, qui m’a appris que dans la prison au bout de la rue, il y avait, pour peu qu’on tende l’oreille, une rivière qui chante.



René Frégni, Carnets de prison ou L’oubli des rivières, Tracts n°11, Gallimard

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