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  • Photo du rédacteurAlexandre Salcède

Double


Voici un objet littéraire bien singulier : un double-roman, comme on disait, il n’y a pas si longtemps que cela, un double-album. Dans Un coup d'un soir suivi de Dans le lit de Marin, Mathieu Bermann raconte l’histoire que le narrateur de 32 ans vit avec Marin, un étudiant âgé de 10 ans de moins que lui, rencontré sur Instagram.


C’est une histoire d’amour ou de désir comme tant d’entre nous les écrivent aujourd’hui : elles commencent par une photo sur une application de rencontre ou sur un réseau social. Elles sont d’abord faites de mots, d’emojis, d’images. Puis vient le temps de la rencontre, réelle, en chair et en os, avec la voix, avec les mains. Deux fois. À Rennes, d’abord, puis à Paris. Entre les deux, 269 jours s’écoulent. Et beaucoup de mots, de promesses, de projets. Entre les deux, aussi, soudainement, la disparition du désir du côté de Marin. Brutale. Inexplicable. Scandaleuse comme la mort.

Mathieu Bermann fait le choix de ne pas raconter ces deux rencontres, ou de ne les raconter qu’après coup. Sous la forme d’un souvenir troublé par l’intensité des émotions d’une belle nuit d’amour, pour la première ; à travers les ressassements de l’obsession, après la seconde. Le narrateur, ayant tenu l’objet de son désir dans ses bras au cours de leur dernière nuit dans son lit, n’a pu s’empêcher de parcourir son corps - comme on parcourt un livre. En dépit de l’interdiction posée au préalable par Marin. Sans son consentement.


Cette histoire essentiellement virtuelle se trouve reflétée, diffractée dans une multitude d’autres histoires, réelles, fictives ou en tout cas désignées comme telles. Celle d’Ava, présente dans le « roman de pure fiction » que veut écrire le narrateur, inspirée de l’histoire d’une amie qui porte le même nom. Celle de Miu dans un roman de Murakami. Celles de Valentin, ami du narrateur. Et celle de Marin lui-même, inscrite noire sur blanc par le narrateur dans un roman intitulé lui aussi Un coup d’un soir.


C’est donc l’histoire d’un double « viol » (le mot n’est présent qu’une fois dans le roman, ce qui lui donne un poids et une gravité savamment mesurés) : celui de l’histoire vécue avec Marin, pillée par le narrateur pour en faire un roman, et celui de son corps. Une effraction, celle de l’intimité qui nous invite à réfléchir à ce que fait le romancier, lorsqu’il écrit, lorsqu’il fait passer le réel à travers l’alambic de l’écriture. À ce que cela a de périlleux.


Le lecteur, à l’image de ce réel, est pris au piège dans ce livre. Qu’est-il au juste en train de lire ? Une fiction ? Un roman qui raconte l’histoire d’un auteur qui cherche à s’inspirer d’une histoire vécue pour écrire un livre ? Une histoire vraie, fidèle à la réalité ? Et qu’est-ce que cela veut dire, exactement ? Peut-on être fidèle au réel quand on n’en perçoit qu’une infime parcelle, et à travers tant de filtres ? Et puis de toute façon, comment faire confiance à ce narrateur ? Comment croire un homme qui ment à son mari comme à son amant ou en tout cas qui s’arrange sans cesse avec la réalité ? Derrière les miroitements de la fiction, le mensonge et le soupçon jettent leurs ombres. Un abîme s’ouvre qui vient mettre en péril la capacité des mots à nommer le réel. Comme le montrent les relations virtuelles dont ils sont le vecteur, les mots sont peu de choses sans notre confiance dans leur aptitude à dire la vérité : ce ne sont que des sons, c’est-à-dire du vent.


A travers cette troublante mise en abyme de la création littéraire, Mathieu Bermann nous propose peut-être deux leçons : la fiction est plus vraie que les histoires qui le sont prétendument, car elle nous propose des mensonges consentis ; et, si nos amours ne durent pas, passent et meurent, l’amour de la littérature, lui seul, demeure.



Mathieu Bermann, Un coup d'un soir suivi de Dans le lit de Marin, P.O.L

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