Sauver la vie
- Alexandre Salcède
- 13 janv. 2019
- 5 min de lecture

Hier, pour survivre à la grisaille d’une réunion, ma collègue, (appelons-la Lucie, ce prénom convient bien à la lumière de ses yeux) assise à ma gauche a sorti des feutres de toutes les couleurs. Elle a griffonné des arbres tortueux, des oiseaux qui prennent leur envol et le large jusqu’à l’horizon. Pour l’aider à les suivre, je lui ai proposé de lire un poème qui était au fond de mon sac : « Lettre noisette » de Thomas Vinau. La jolie couverture bleue et jaune du recueil Comme un lundi allait bien avec l’orangé de l’écureuil qu’elle avait dessiné. Elle a souri, ses yeux se sont légèrement écarquillés : elle l’avait aimé, ce poème. Mais quelques minutes plus tard, elle murmurait à mon oreille : « c’est très beau, mais je ne vois pas trop en quoi c’est un poème. » Pas d’alexandrins, pas de vers, c’est vrai. Pas même d’indication de genre, ni sur la couverture, ni dans les premières pages du livre. Tout juste un sous-titre, une indication mystérieuse : « Carnet de bord assis tout au bord du temps ». Il y a pourtant bien quelque chose de poétique qui traverse ce livre de bout en bout, c’est-à-dire quelque chose qui modifie en profondeur notre rapport au monde.
UNE PAROLE HIRSUTE
Dans chacun des courts textes qui composent le recueil, il y a quelque chose qui étonne et décille le regard. Pierres brutes serties entre deux instants de silence, deux respirations, certaines phrases servent d’écrin à des alliances surprenantes. C’est le cas du texte intitulé « Sémantique » : « Par exemple, on ne dirait pas prendre une route mais goûter une route. Inversement, on ne dirait pas faire un enfant mais récolter un enfant. Et, bien entendu, on ne dirait pas écrire un livre mais allumer un livre. » (p.34) La phrase de Thomas Vinau, courte, lapidaire, est le creuset bouillonnant d’images neuves et simples : « J’ai des gestes de bête. De terre humide. D’hiver. Je bois du café. Ce pourrait être du sang. Je suis le chef d’une meute. » (p. 32) Cette dernière image a quelque chose du jeu d’enfant, du rôle qu’on s’attribue en se peinturlurant le visage de traits rouges, en s’ornant les cheveux de plumes quand on joue aux Indiens. L’idéal poétique de l’auteur, c’est peut-être d’ailleurs la parole enfantine, la légèreté du babil. Le dernier mot du recueil, comme son aboutissement, est d’ailleurs celui d’un enfant, une même syllabe répétée trois fois pour former un mot : « C’est comme ça nanana » (p. 115).
Enfantine ? Non. Naïve ? Au sens du Douanier Rousseau alors. Hirsute est un mot qui va bien à la poésie de Thomas Vinau, comme à son visage de barde, à sa barbe qu’on imagine pleine de tabac et de fleurs. Le texte qu’il consacre à la hauteur de l’herbe du jardin a d’ailleurs valeur d’art poétique : « Chez les voisins c’est trois millimètres réglementaires. Tous les week-ends. Pas une fleur, pas une tige, pas une bébête qui ne se fasse décapiter. C’est si propre de décapiter. Les escargots viennent se réfugier chez moi. (…) C’est comme un poème hirsute, bancal, que je laisserai vivre à l’état sauvage. » (p.54) Herbier, éphéméride, répertoire, le livre a en effet vocation à recueillir et à faire cohabiter le roucoulement des pigeons, les pleurs du nouveau-né dans la nuit, l’éloignement des amants. A les sauver de l’indifférence, de l’oubli, du passage du temps.
TENIR REGISTRE
Dans ce « carnet de bord », Thomas Vinau énumère les menus événements de la vie de tous les jours, ceux qui passent inaperçus à force d’être répétés». Le banal y est érigé en valeur suprême (le titre du recueil étant d’ailleurs le parangon de la banalité) : « Deux pigeons parfaitement anodins posés banalement sur une haie parfaitement anodine. (…) Ces deux pigeons ternes posés sur une branche terne sous ce ciel terne. » (p. 47) Le poète se fait le chantre des choses simples comme « les dimanches matins de pluie » (p. 36), « jeter des cailloux dans l’eau » (p. 52), plonger « le doigt dans le miel » (p. 37) avec le fils. Les enfants sont très présents, la compagne également et le lecteur, dans cette intimité, se sent chez lui. A moins qu’il ne s’y sente mieux encore, entre le chien et le radiateur, dans les tonalités chaudes de la trompette de Roy Hargrove, parmi les sourires qui jonchent le recueil. Dans cette maison, la figure du père a quelque chose de neuf et, à ma connaissance, aucun auteur n’a parlé de la paternité avec cette tendresse mêlée à la conscience d’une responsabilité presque métaphysique : « Il tient contre mon torse. Sa tête sur mon épaule. Je suis sa couverture. Je chasse sa frayeur. J’ai encore ce pouvoir d’effrayer sa frayeur. J’ai encore ce pouvoir de le tenir tout entier dans mes bras. Un jour je ne pourrai plus. Il sera alors irrémédiablement seul. (…) J’ai le pouvoir de le consoler. Je ne connais pas de plus grand pouvoir. » (p. 40) Il faut avouer qu’il y a, dans la voix de ce père-berger, qui veille sur le sommeil et sur les rêves de l’enfant, quelque chose de profondément consolateur. Cette phrase notamment, à brandir en étendard contre toutes les angoisses : « Nous n’avons pas peur de la peur. » (p. 23)
Ces détails du quotidien, décrits avec une simplicité et une brièveté qui rappellent le haïku, ne font d’ailleurs pas l’économie du tragique : « Un scarabée usé se traîne péniblement entre les pierres. Octobre, c’est la fin des haricots pour un bousier fatigué. L’encre sur la feuille répond à son agonie discrète. Une trace noire, pleine de froid et de lumière » (p. 35). Comme on peut le constater, la mort est présente dans cette description de la vie ordinaire : on l’aperçoit parfois qui rôde, comme une bête sauvage qu’on chercherait à apprivoiser de loin. A moins qu’on ne cherche, pour cohabiter avec cette idée le plus pacifiquement possible, à s’ensauvager soi-même.
LA VIE ORDINAIRE : MODE D’EMPLOI
Car ce livre formule, entre les lignes, une proposition concrète. Il esquisse la possibilité de vivre autrement. Un peu à l’écart, dans une autre temporalité, « lorsque le chronomètre s’effrite » (p. 45), avec un autre regard. Thomas Vinau est un optimiste qui croit dans les pouvoirs de la poésie : « La poésie m’a sauvé la vie » (p. 102). Pour les lecteurs de Baudelaire, de Mallarmé, des poètes de la parole en crise, une telle phrase, qui dit la possibilité du salut pour chacun par la poésie, est impensable. Qu’elle soit un baume pour les nihilistes et les désespérés car de cette reconnaissance à la profession de foi de Jean-Pierre Siméon, « La poésie sauvera le monde », il n’y a qu’un pas.
Éloge de la vie simple, de l’attention au petit, à l’éphémère, au vulnérable, ce recueil est un véritable manuel dans lequel puiser de quoi tenir dans un monde terrassé par la force et la rentabilité. En cela, l’écriture de Thomas Vinau est voisine de celles de Philippe Jaccottet – la légèreté en plus – et de Christian Bobin – les anges en moins.
Ce matin, un ami a ouvert le livre au hasard alors que je préparais du thé. A mon retour, son regard s’était embué. Lorsque je le lui ai fait remarquer, les larmes ont scintillé dans ses yeux : « J’ai mal dormi, c’est tout. » Pas un poème, soit. Un dissipateur de tristesse, un condensateur d’amour. « C’est la raison pour laquelle j’écris ces mots. Ce n’est pas de la littérature [, Lucie]. C’est de l’amour. J’écris comme on ferme les yeux en embrassant quelqu’un. » (p. 16)
Thomas Vinau, Comme un lundi, La Fosse aux ours, 2018.
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