Le retour du Roi
- Alexandre Salcède
- 21 déc. 2017
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 janv. 2019

Depuis la publication des Onze, grand prix du roman de l’Académie française en 2009, les lecteurs de Pierre Michon étaient aux aguets. La fin d’année 2017 récompense leur patience avec deux livres publiés aux éditions de L’Herne. L’éditeur consacre en effet l’auteur en le faisant entrer dans ses Cahiers, collection prestigieuse de monographies, et nous offre à lire deux inédits, Tablée et Fraternité, datés de 2005 et 1992, réunis en un petit volume de 80 pages dont nous allons parler.

Edouard Manet, Au Café, 1878, Huile sur toile, 78 x 84 cm, Winterthour
PEINDRE AVEC LA LANGUE
Le premier texte répond à une commande du musée de Winterthour, à l’occasion d’une exposition réunissant deux tableaux de Manet, Au café et Coin de café-concert, tous deux datés de 1878. En décrivant les deux œuvres qui à l’origine n’en formaient qu’une, l’auteur cherche à comprendre les raisons qui poussèrent le peintre à prendre « dans un atelier des Batignolles, […] une grande scie de carrier » pour couper « le marbre en deux sans retour possible à l’Un » (p.48). Pour saisir la portée de ce geste, Michon pénètre l’œuvre du regard et nous la restitue en une ekphrasis admirable. Les deux reproductions qui figurent en tête de l’édition sont d’ailleurs presque superflues tant l’écriture est précise et savoureuse. Mais on le savait déjà : Michon peint avec la langue. La preuve : le tableau qu’il décrit sur plus de 100 pages dans Les Onze est, à l’instar de son auteur le peintre François-Elie Corentin, complètement fictif.
Au centre de l’œuvre originelle, donc, avant d’être coupée en deux, la table du café : « Je n’ai pas besoin d’inventer le nom du personnage central, c’est la Table, la table de marbre qui porte les bières, le café, l’absinthe au fond et sa carafe, le petit vase à allumettes du premier plan. » (p.28) C’est elle qui donne son titre au texte de Michon. Elle est au cœur du tableau, c’est elle que le peintre a décidé de scier, et la majuscule dont elle est affublée achève de l’ériger au rang de symbole. L’auteur y voit à la fois « la tablée archaïque fondamentale autour de laquelle on a partagé le pain en Judée » (p.34), vestige de la Cène, et la « tablée démocratique où chacun est roi » (p. 36). Autour de la table, bourgeois et minuscules sont assis et coexistent. La césure qui va les séparer définitivement dans deux œuvres distinctes est pour Michon lourde de sens.
UN SYMBOLE DE NOTRE MODERNITÉ
Le deuxième texte, Fraternité, est une ébauche de fiction se déroulant en 1793, pendant la Terreur. Au moment de la fracture la plus profonde de la société française, qui laisse derrière elle l’Ancien Régime. Les représentants de l’ancien ordre du monde se font scier la tête comme la table se fera guillotiner moins d’un siècle plus tard. Et Michon, par la bouche de sa narratrice s’adressant à une maîtresse de Jacques-Louis David, peint la violence de cette période de manière saisissante. Lorsqu’il est question de la mort de Robespierre, par exemple, les hurlements de l’assemblée sont accentués par la répétition : « Quant à vous, jolie Madame, vous étiez bien là le jour de la ciguë, avec moi sur les bancs là-haut quand Tallien sans arrêt agitait la clochette et que toute rhétorique semblait s’être muée en cette clochette, quand les rhéteurs hurlaient, quand le Marais hurlait, quand ce qui restait d’Enragés hurlait, ce qui restait de Brissotins hurlait, et là-bas à la tribune sous la peinture de Marat mort Maximilien tout droit, de craie […] » (p. 64). Cette phrase, qui restitue un moment de communion, de fraternité dans l’horreur, ne s’achève que deux pages plus loin, après que la narratrice et son amie ont pris part au concert de hurlements : « nous nous sommes levées et à pleine gorge nous avons poussé le cri d’épouvante, de soulagement, d’amour, de traîtrise » (p. 65).
Mais autour de Robespierre sur le point de mourir, comme autour de la table, dans les stridences de la scie et des voix, il y a des hommes qui sont autant de frères, que la phrase michonienne campe côte à côte : « Saint-Just, Couthon, Dumas, Bonbon, Lebas, avaient la paix et regardaient du même côté » (p. 64). De même, attablés autour de la béance présentée comme irréversible, on trouve un couple de prolétaires, un autre de bourgeois, une serveuse, une femme énigmatique que Michon surnomme « le Sphinx ». L’ombre de Rimbaud et du Gilles de Watteau traversent également la description du tableau, personnages chers à l’auteur et que l’on trouve dans d’autres œuvres venant grossir les rangs de cette foule observée avec minutie et humanité. Mais voilà, le peintre a décidé de défaire cette communauté. Pour Michon, ce geste de l’artiste figure la condition de l’homme moderne : « Nous sommes séparés et cloisonnés, divorcés, le lien a disparu, la belle continuité lisse de l’amour et de la tablée. Le monde est en morceaux, les petits atomes roulent chacun pour soi sur le clinamen. Manet avec ses ciseaux le ratifie. Le corps social est sécable, composé de petits éléments découpés, atomisés, qu’on recolle à la va-vite. » (p. 49)

Edouard Manet, Coin de café concert, 1878, Huile sur toile, 97,1 x 77,5 cm, National Gallery, Londres.
RECRÉER L’UNITÉ PERDUE
Notre modernité est faite de ruptures douloureuses. Elle se fonde sur du sang, des têtes coupées, des cris, ceux d’hommes et de femmes, ceux de la guillotine, de la scie. Face à ces ruptures de l’Histoire, à ces séparations irrémédiables de la vie, il y a la littérature. Agnès Castiglione, papesse michonienne à qui l’on doit deux brillants textes introductifs, dit de cette écriture qu’elle est « eucharistique » (p.18). Peut-être, d’abord et avant tout, parce que sa vivacité, sa densité et son épaisseur en font une écriture de l’incarnation. Parce que les couleurs et les rythmes du tableau sont transsubstantiés dans l’espace de la page. Peut-être aussi parce que la tâche que Michon semble s’être assignée est, par tous ces moyens, de recréer l’unité perdue, de rassembler dans l’œuvre et autour d’elle la grande fratrie des humains – la fraternité étant le nom laïc de la communion – qui ne soient plus seulement des individus.
L’honnêteté m’oblige à dire, pour finir, la déception éprouvée à la lecture des premières pages, lorsque j’ai cru comprendre que cet opuscule que je tenais religieusement contre moi dans le métro n’allait pas être de même nature que les œuvres précédentes. Pourtant, j’ai très rapidement retrouvé le plaisir que j’avais ressenti en lisant Rimbaud le fils ou Maîtres et Serviteurs. Je ne conseillerais cependant pas d’entrer chez Michon par la table, mais de revenir au seuil de son œuvre, en 1984, aux Vies minuscules. Il faut sans doute faire connaissance avec sa manière de parler, être familier de sa voix, avant de s’asseoir, fraternellement, autour de cet espace particulier où rompre le pain, en si bonne compagnie.
Pierre Michon, Tablée suivi de Fraternité, Editions de l'Herne, 2017.

Yorumlar