Le dernier Seder
- Alexandre Salcède
- 7 mars 2018
- 3 min de lecture

Drôle de hasard : j’ouvre ce livre qu’on m’a offert il y a deux semaines au seuil du week-end pascal, lors duquel les Chrétiens commémorent la résurrection du Christ, son passage de la mort à la Vie, du tombeau au Royaume de son Père. Chez les Juifs, la Pâque, ou Pessah, commémore un autre passage : celui de l’esclavage à la liberté, de l’Egypte de la servitude à la Terre promise en traversant la Mer Rouge à pied sec et le désert. Cette nuit se déroule précisément dans cette temporalité puisque le narrateur, Salomon, pense au repas pascal qui réunira le soir même ses enfants et ses petits-enfants. Premier Seder sans sa femme, Sarah, récemment décédée, qu’il aborde avec appréhension, comme si c’était le dernier.
LE RIRE POUR SURVIVRE
Pourtant, rien de pesant dans le dernier livre de Joachim Schnerf qui ne cherche pas à nous tirer des larmes. Rien d’élégiaque, en effet, dans la voix de ce patriarche, veuf et rescapé d’Auschwitz, d’où ses deux parents ne sont jamais revenus. Bien sûr, il y a les souvenirs, douloureux, la « plaie mémorielle », incurable, la mémoire du bruit des bottes nazies qui revient, en boucle, comme une hallucination, retour du refoulé. Bien sûr, il y a les noms monumentaux et terribles : Bergen-Belsen, Auschwitz, Drancy, qui se lèvent avec la même horreur, intacte, depuis la fin de la guerre. Mais Salomon ne raconte jamais ce qu’il y a vécu : « J’en parlais tout le temps, oui, mais raconter ? Impossible, je n’avais que mes blagues pour évoquer la Shoah. » (p. 19) Car Salomon a développé un humour particulier, de résilience : un « humour concentrationnaire », « vêtu de noir ». Dans les souvenirs de fêtes de famille qu’il convoque, il se caractérise toujours par ses blagues caustiques sur les chambres à gaz, les fours crématoires, qui mettent toute la tablée mal à l’aise.
Malgré les horreurs de l’Histoire, de celle des Hébreux captifs de Pharaon à l’Holocauste, et même dressé contre elles, il y a donc le rire de Salomon, omniprésent, qui résonne à chaque page et ricoche à travers tout le livre. Rire solitaire mais aussi partagé, au détriment du gendre, qui s’absente toujours pendant le repas pour aller aux toilettes ; aux frais de la petite-fille qui s’est entichée d’un jeune Allemand que son grand-père compare à un nazi ; avec la fille ravagée par le deuil, devenant alcoolique. Car le rire est communicatif, il rassemble et guérit : « Denise voulut se retenir, mais un début de fou rire s’empara de ses lèvres, puis elle postillonna le reste de son vin dans un éclat qui fit se retourner tout le restaurant. Je ne pus moi-même résister, nous riions sans pouvoir nous arrêter, d’une complicité que je pensais perdue. » (p. 107). Le rire, enfin, au chevet de la bien-aimée, pour que les larmes se retirent et qu’elle traverse le désert de la mort à gué : « j’entends ma femme rire à chaque coup de mâchoire comme elle avait ri jusqu’à ses derniers instants, jusqu’à s’essouffler pour de bon sur le lit d’hôpital. Nous avions gloussé ensemble, main dans la main ; en larmes. Puis l’infirmière avait séparé nos doigts. » (p. 78) Du rire aux larmes, mais lumineuses, empreintes d’un amour et d’une tendresse infinis.
UNE PETITE MUSIQUE DE NUIT
Si ce petit livre est une réussite, c’est surtout grâce à la capacité de son auteur à brosser efficacement le portrait de ces trois générations, d’Auschwitz à ce repas de Seder entouré d’enfants de dix ans qui posent des questions polémiques comme « Tonton Pinhas, pourquoi les Arabes veulent détruire Israël ? » (p. 84), ou interrogent naïvement leur grand-père sur ce passé dont il a tant de mal à parler : « Papi, pourquoi n’a-t-Il rien fait lorsque tu étais à Auschwitz ? » (p. 61) Tous les personnages sont mis en scène dans des anecdotes savoureuses, comme celle des poissons rouges Goering et Goebbels, qui font sourire le lecteur. La narration, enfin, alternant entre flashbacks et anticipations (puisque Salomon imagine ce que sera ce repas de Seder sans sa femme), est servie par une langue d’une grande simplicité, de laquelle émane une petite musique, pleine de tendresse, empreinte ici et là d’angoisse face à la mort qui approche, mais tranquille et douce comme un nocturne, entêtante et rassurante comme une berceuse.
Joachim Schnerf, Cette nuit, Zulma, 2018.
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