L'origine de la terreur
- Alexandre Salcède
- 11 janv. 2018
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 janv. 2019
Décembre 2017. Ligne 11, station République, j’ouvre Sans Véronique. Drôle de coïncidence : le roman d’Arthur Dreyfus commence dans ce même métro où un jeune homme regarde Bernard et Véronique, deux quinquagénaires, s’embrasser tendrement pour se dire au revoir. Lorsque les portes se referment, tous ignorent que ce baiser est le dernier et que la mort, qui s’appelle Seifeddine et n’a pas encore 24 ans, attend la jeune retraitée à Sousse, en Tunisie. Nous sommes à la fin du mois de juin 2015. Cinq mois avant, en janvier, la station République a été une première fois le symbole de la résistance citoyenne face aux attentats qui ont frappé Charlie Hebdo. Cinq mois plus tard, elle le sera de nouveau après l’hécatombe du Bataclan. L’auteur, qui m’a fait le plaisir de s’entretenir avec moi, me raconte la genèse de son livre en sirotant rêveusement un Bébé Rose : « J’étais dans un café, en juin 2015, en plein post-Charlie Hebdo, très choqué, comme tout le monde. Sur BFM TV, j’ai vu apparaître les images de l’attentat de Sousse et ça m’a frappé. Comme le terroriste avait à peu près le même âge que moi, je me suis renseigné sur son parcours. Il y avait dans cet acte quelque chose de totalement impensable, le mélange de la violence absolue à travers les grenades et les kalachnikovs, avec l’idée du bien-être absolu, à travers les parasols et la plage. »
UNE ÉCRITURE DE L’EMPATHIE
« Ça a vraiment commencé comme dans le premier chapitre : je me suis assis dans le métro et j’ai vu mes personnages, Bernard et Véronique. L’histoire du livre s’est imposée en un éclair. Je suis rentré et j’ai commencé à raconter ce couple. » Bernard est plombier ; Véronique est caissière. Était. Parce qu’au moment où la narration commence, Véronique s’est vu offrir un voyage en Tunisie pour son départ à la retraite. Il s’agit donc d’un couple d’un milieu populaire, vivant en banlieue parisienne. On peut dire sans trop se tromper que le projet d’Arthur Dreyfus, en écrivant ce livre, consiste à se glisser dans la vie de ces personnages frappés par le drame absolu, à chercher à saisir le sens de cette vie absurde passée à travailler pour mourir au moment de la retraite, à se plonger dans les yeux de Bernard, dans sa peau, dans ses pensées, dans ses désirs et surtout, dans son langage. Et c’est la rencontre de cette langue populaire, restituée dans le roman et signalée par l’emploi des italiques, et de celle de l’auteur, cette fusion dans le souffle d’une même phrase entre la structure relâchée de l’oral et le classicisme des subjonctifs imparfaits, qui frappent tout de suite et font la saveur du livre. « J’ai souvent utilisé cette métaphore que j’aime beaucoup : quand j’étais petit, à la campagne, je chassais les papillons et je les enfermais dans des bocaux. Pour moi, aimer la littérature, ce n’est pas écrire de belles phrases, c’est aimer le son des phrases des gens qu’on entend partout, c’est aimer ce hasard des mots dans la bouche de quelqu’un, avec ses erreurs, son histoire, son inconscient, sa couleur sociale, ses lapsus. Je suis fasciné par l’infinité de manières qu’ont les gens de parler. Pour moi, tous les mots de Bernard sont poétiques. »
Cette présence de la langue populaire témoigne d’une empathie profonde de l’auteur avec ses personnages. Avec le couple français, d’une part, mais également avec le deuxième couple, formé par Seifeddine, le terroriste responsable de la mort de Véronique, et Sophie. Leurs quatre histoires s’alternent deux à deux au fil du livre, faisant voyager le lecteur entre la France et la Tunisie : « C’est aussi la magie de l’écriture de pouvoir passer d’un endroit du monde à l’autre. C’est un peu comme au cinéma. On change de plan et on est ailleurs. J’aime bien cette idée. D’autre part, une structure alternée rapproche des vies qui, dans le réel, quoique hermétiques l’une à l’autre, se trouvent connectées. Si l’on regarde l’histoire à l’envers, à partir du point d’intersection entre le terrorisme et sa victime, tout ce qu’ils ont fait dans leur vie semble les avoir conduits à cet instant tragique, et précis. »
DE LA TERREUR SEXUELLE
Jusqu’à la rencontre terrible, donc, jusqu’à la mort donnée au nom de Dieu, en plein soleil, sur une plage. Pourtant, il ne s’agit pas de condamner Seifeddine, dans ce roman. Ce livre n’est pas un pamphlet contre l’auteur de l’attentat. Bien entendu, Arthur Dreyfus ne cherche pas à excuser le crime odieux du terroriste. Il cherche plutôt à comprendre comment un jeune homme qui a sensiblement le même âge que lui a pu commettre l’impensable : « Pour moi c’est important d’avoir de l’empathie pour Seifeddine, de raconter son histoire avec la même transparence, avec la même sensibilité que lorsque je raconte la douleur d’en face. C’est ce qui rend les choses encore plus incompréhensibles. Ce Seifeddine était un étudiant brillant. Tout ce que je raconte sur sa vie, sur ses études, est proche de la réalité. Il a vraiment obtenu une bourse, il était étudiant en sciences, destiné à devenir ingénieur. Donc son parcours déjoue les pronostics purement sociologiques. Il ne faisait pas partie des plus pauvres. Il ne venait pas d’un milieu argenté mais il s’était élevé socialement. De ce point de vue, son acte reste un mystère. »
Si l’explication des passages à l’acte terroristes est multifactorielle, l’auteur en favorise clairement une, de nature psychanalytique. Pour lui, la vision religieuse du monde, caractérisée par de nombreux interdits, sexuels notamment, et par un rejet du temporel au profit du spirituel, est source de frustrations et de violence. « Freud a parlé avant moi de sexualité et de religion. C’est impossible, à mon sens, de parler de fondamentalisme sans aborder la question du corps et de la sexualité. La charia, c’est un monde sans femmes. On peut se poser la question : faire la guerre, c’est clairement une manière de rester entre hommes. » Seifeddine, s’il avait pu vivre librement sa sexualité, aurait probablement eu un rapport très différent aux autres. « L’attentat est la décharge d’une énorme frustration. C’est l’inverse d’une sublimation, qui pourrait provenir de l’art, ou de la création. Le jour où les religions cesseront de produire de la frustration, et s’intéresseront réellement à la sérénité des âmes, elles cesseront de produire de la violence. » La question sexuelle est au cœur de l’œuvre d’Arthur Dreyfus, auquel on doit l’excellente Histoire de ma sexualité, livre dans lequel le personnage de Travesti annonce, par sa virtuosité à discourir des choses du sexe, celui de Laurence, travestie à laquelle Bernard rend visite le soir du départ de sa femme. De manière inattendue, c'est ce personnage burlesque qui tient un discours sur le terrorisme et sert de relais à la pensée de l'auteur : « Quel est l'ennemi d'un intégriste ? Un psychanalyste ! Pour un intégriste, l'inconscient n'existe pas, puisque tout ce que tu ne penses pas, c'est Dieu qui le pense ; ce qui permet à des imams d'affirmer que la femme est haram sans avoir peur du ridicule, sans imaginer que c'est leur inconscient qui gueule : Je préfère les hommes ! » (p.230)
UNE ATTENTION PORTÉE AU RÉEL ET À L’AUTRE
Une fois posé le constat que les fondamentalismes engendrent de la frustration, du ressentiment, de la haine et un désir de vengeance, que peut-on faire ? La littérature a-t-elle le pouvoir de changer les choses ? « Je ne crois pas que la littérature ait vocation à changer le monde. Elle est plutôt là pour décrire le monde. Il y a certes des livres qui ont fait changer le monde, mais je m’en méfie... Car si l’on pense au Petit livre rouge et à Mein Kampf, je ne suis pas sûr d’adorer les livres qui changent le monde... En réalité, il y des livres qui font changer le monde de plein de gens. Ça commence par là. Mais un livre qui plairait à tout le monde de la même manière, j’y vois plus du danger que de la littérature. » Pourtant, écrire, pour Arthur Dreyfus, c’est prêter attention aux petites choses du réel, aux petites phrases, aux gestes en apparence banals, à tout ce qui est éphémère. C’est apprendre à regarder le monde avec la conscience que tout va disparaître. Et l’expérience de la lecture se déploie précisément dans cet ici et ce maintenant que les religions abhorrent tant, leur préférant l’au-delà de l’après-mort. « On peut être quasiment sûr que si l’un de ces djihadistes savait apprécier une peinture au musée d’Orsay, il ne commettrait pas son attentat. On ne peut pas prouver ce lien scientifiquement, mais cela me paraît évident que la faculté de scruter pendant de longues minutes une toile de Monet est opposée à celle de tirer sur des innocents. Mais on pourrait aussi invoquer l’exemple nazi, Goethe, Beethoven, et la grande culture de nombreux dignitaires du parti : alors soudain les choses se compliquent, et l’intuition se voit remise en cause par la toute-puissance de l’idéologie. »
Dans une certaine mesure, la littérature pourrait constituer un remède au nihilisme religieux au même titre que l’amour, libéré du corset étouffant des interdits. Le couple Seifeddine–Sophie est séparé par les idéologues qui manipulent le jeune homme et ordonnent à sa fiancée de ne plus chercher à avoir de contact avec lui. La doctrine qui consiste à séparer deux êtres qui s’aiment mérite-t-elle vraiment le nom de religion, quand ce mot renvoie étymologiquement au fait de relier, les hommes à Dieu, certes, mais aussi les hommes entre eux ? Face à cette relation avortée, le couple de Véronique et Bernard apparaît triomphant, malgré la mort. A la fin du roman, un troisième couple émerge, probablement homosexuel. Lorsque le "garçon du métro", double de l’auteur dans le livre, réapparaît, le narrateur omniscient nous apprend qu’il est inquiet pour un de ses amis auquel il tient beaucoup. L’autre, Darwish, l’ami aimé, se trouve en Syrie, d’où il est originaire. Cet amour qui ne dit pas son nom esquisse les contours d’une relation pleine d’espoirs parce qu’elle relie précisément les deux mondes que les intégristes voudraient opposer de manière irrémédiable, l’Orient et l’Occident, parce qu’elle recoud le cœur de l’humanité, parce qu’elle est souci de l’autre. Désir de prendre soin de l’être. Malgré la distance. Malgré les différences culturelles. Malgré les interdits.
Promesse d’un paradis qui ne viendra jamais, parce qu’il est déjà là.

Arthur Dreyfus, Sans Véronique, (256 pages), Gallimard, 2017.
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