L'Amante
- Alexandre Salcède
- 13 nov. 2018
- 3 min de lecture

Avec Ça raconte Sarah, la primo-romancière Pauline Delabroy-Allard signe d’une plume vigoureuse un roman à la première personne sensible et troublant. Le récit magistral d’une passion dévastatrice où l’amour côtoie la mort, le bonheur le désespoir, la joie la folie, derrière lequel on entend la voix trouée de silences d’une autre écrivaine des éditions de Minuit : Marguerite Duras.
Cantabile con fuoco
Une voix s’impose dès les premières lignes, dès la description des deux femmes nues qui s’effleurent dans l’immobilité de la nuit. Dès l’ouverture, les thèmes que sont l’amour, la jouissance et la mort sont joués, annonçant la catastrophe à venir et le quatuor de Schubert, La Jeune fille et la Mort, qui viendra clore le roman. Car la musique est omniprésente dans ce récit de la passion qui se noue entre la narratrice et Sarah, violoniste dont les programmes de concert viennent peupler l’univers de son amante. Mendelssohn, Beethoven, Schubert : Pauline Delabroy-Allard offre au lecteur un programme romantique qui scande les différentes étapes de la passion amoureuse, toutes ses stations, pourrait-on dire.
Pour dire la rencontre, les débuts de la passion, ce printemps qui semble durer une éternité, la maladie, la douleur de la perte, la voix est grave : c’est celle des lieder, solitaire, faible lueur menacée par le vent, la neige et la nuit. Par la mort. C’est une voix romantique, désespérée, qui souffre. Un souffle qui peine à tenir, que le silence envahit au cours des cent premières pages marquées par une écriture fragmentaire. Quelques onomatopées, quelques insultes adressées à Sarah (175) détonent dans cette prose ciselée où les images convoquées sont d’une grande intensité poétique (« la mer est comme la peau du lait dans la casserole qui déborde.(...) 20h47, la mer est comme la peau du ventre d’une femme qui a eu plusieurs enfants »). Mais ces irrégularités ne sonnent pas faux et contribuent au contraire à donner rythme et relief au texte : contre-temps, syncope, arythmie, pour dire les intermittences du cœur.
Fugue en si mineur
Ce roman a quelque chose de fantastique dans son deuxième mouvement, celui de la fuite. Au début de cette partie, la narratrice revient à la scène initiale, au corps désirant et vivant, au corps malade et inerte, à ce qui se passe avant la fugue, inexpliquée. En refermant le livre, impossible de décider si Sarah est réellement morte, si la narratrice l’a tuée autrement que psychiquement, si en la fuyant elle l’abandonne pour ne plus la voir souffrir, si cette mort est symbolique et dit le deuil de l’amour perdu.
En outre, ce roman est aussi une méditation sur la fuite du temps, variation sur le thème du tempus fugit, romantique par excellence. Face au temps qui découd, sépare et défait, la passion résiste, répare, recoud. Les amoureuses rejouent sans cesse la même scène, celle de la séparation, des crises de larmes, des crises de nerfs, avant de se retrouver pour recommencer. Elles répètent avant la grande séparation, l’inéluctable et irréversible. Elle répète pour apprivoiser la mort, pour retenir le temps qui passe, pour se convaincre qu’elle n’est pas morte. Ça raconte, ça raconte, ça raconte, jusqu’à l’obsession. « Elle est vivante », ad libitum. Assertion zéro lorsqu’on parle de quelqu’un, qui n’a de sens dans la temporalité de la narration que parce que le contraire est vrai dans le présent de l’écriture.
Un tombeau littéraire
Ce texte a quelque chose de l’élégie, du thrène. Hommage d’encre et de papier à la disparue, il s’apparente au genre littéraire du tombeau. Mais il est un autre fantôme entre ces lignes : Duras hante littéralement Ça raconte Sarah. La narratrice écoute Jeanne Moreau chanter India Song (p.45), apprend dans un journal la disparition du compagnon de l’écrivaine, Yann Andréa (p.57) - seul événement qui permette d’ailleurs de situer cette histoire dans le temps réel -, offre un exemplaire d’Hiroshima mon amour à Sarah - don prémonitoire - (p.76), dès l’épigraphe empruntée à un poème d’Aragon dans les rimes duquel on entend le nom de l’écrivaine et enfin dans le fragment 66, consacré explicitement à l’écrivaine.
De Marguerite Duras, l’écrivain Arthur Dreyfus disait qu’elle lui avait appris à dire « elle dit ou il dit avec cette transparence-là ». Elle n’avait pas peur de répéter ces pronoms jusqu’à les vider de leur sens, jusqu’à l’écholalie, mais elle savait surtout les faire proliférer, les redire jusqu’au ressassement, jusqu’à la confusion, jusqu’à l’envoûtement. Dans ce premier roman, Pauline Delabroy-Allard montre qu’elle est bel et bien la digne héritière de la lauréate du prix Goncourt 1984.
Pauline Delabroy-Allard, Ca raconte Sarah, Editions de Minuit, 2018.
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