top of page
Rechercher
  • Photo du rédacteurAlexandre Salcède

Kyrie


Géricault, Etude de bras et de jambe, 1818-1819


         Le soleil vient d'étendre ses derniers rayons rouges sur Toulouse. Dans quelques heures, ce sera la Saint Alexandre. Ce sera dimanche et la joie de la résurrection traversera l'air sur les ailes des oiseaux avec le son des cloches. Et les accords parfaits balaieront l'odeur qui réjouit les chiens. Leurs pattes écorchées traînent parmi les dépouilles puantes, les chairs décomposées, les tessons que le temps a polis. Ces chiens dont personne ne veut, âmes errantes qui se nourrissent des charognes d'animaux que l'on a jetées là, pour ne pas encombrer ni polluer les sols ; et qui un jour s'effondrent à leur tour, entre les chats sans peau, parmi les mouches grésillantes, où leur peu de viande sera déchiqueté par d'autres chiens encore, par leurs propres enfants. Lorsqu'ils sont aperçus errant parmi les ruelles alambiquées et sombres comme des intestins, on les chasse à coups de pierres et de jurons. On dit qu'ils propagent, en plus de maladies terribles comme la rage, le malheur et l'opprobre. Aussi ont-ils conservé ce pli propre aux espèces menacées de se déplacer en meute, tendance que les hommes, grands ennemis de la nature, s'efforcent d'effacer chez les races qu'ils jugent dignes de leur compagnie. Ces misérables ont donc ceci de supérieur aux tristes chiens de salon qu'ils peuvent encore partager leurs douleurs avec leurs congénères. Parmi leurs compagnons, les plus assidus sont incontestablement les oiseaux. La faim réunit à une même table l’aigle et le corbeau, le moineau et le chien. Un grand ballet d’ailes justement survole la voirie, décrivant des cercles au-dessus des cabots rassemblés autour d'un amas de chair et d'entrailles froissées. Une tache ocre dans cette lumière de fin du jour.          


          Avant cela, il y a eu le soleil riant de dix-sept heures, dans les rayons duquel on a vu, devant le Palais, se lever une ombre. La foule amassée là depuis plusieurs heures avait chaud, avait faim, s'impatientait. Les enfants geignaient contre le sein de leurs mères et les petits garçons couraient après les filles. L'ombre s'est élevée au-dessus du sol, a oscillé de plus en plus lentement, a flotté comme l'étendard des vaincus sur un champ de bataille. L'ombre n'avait pas de visage et pendait par les pieds. La dépouille, raide épave sanglante, oscillait comme un pendule dans la lumière d'avril, généreuse et chaude. Dans les grands arbres verts, le vent soufflait doucement. Les moineaux innocents circulaient. La carcasse déjà sentait. Il avait été hissé là, à cette potence, depuis des heures. Comme un apostat, comme un enfant mort sans baptême, on ne l'avait pas porté en terre. Car les hommes le savent : le mal qui va à la terre n'y reste pas et contamine nos sols, nos eaux, souille nos aliments. Nous pervertit. La foule amassée autour de lui était maintenant immense et silencieuse. Tous regardaient, malgré le dégoût, le fantôme de chair et d'os. Quiconque l'aurait connu n'aurait pu l'identifier. Sa propre mère, si elle s'était tenue sur la place, n'aurait pu se lamenter sur son fils, tant sa face avait été ravinée. Au moment de suspendre le corps, les officiants avaient d'ailleurs hésité à interdire la présence des enfants. On les évacua, parmi les effusions de bile, les visages livides d'horreur. Les hommes les plus vaillants conservèrent un grand nombre de nuits la vision terrifiante de cette déchirure sans visage. Sans visage. Sans identité. Ce pouvait être tout le monde, n'importe qui. C'était votre père dont vous saviez qu'il pouvait avoir, en sortant d'une auberge au matin, forcé les cuisses d'une honnête femme. C'était ce cousin lointain dont vous ne saviez pas trop ce qu'il était devenu, mais qui ne passait pas pour un modèle de vertu. C'était votre frère, et cette pensée vous chagrinait plus que les autres, peut-être parce que vous étiez liés indéfectiblement par le lait et le sang. A y regarder d'un peu plus près, ce pouvait bien être vous, car vous étiez, autant qu'un autre, promis à la potence. Vous saviez que, le cas échéant, les raisons ne manqueraient pas, qu'il suffirait d'un pet de magistrat pour que toute votre vie converge vers le crime et l'explique. Le trou, sur lequel défilaient les visages de tout le monde, tuméfié, suintait. Tard ce soir-là, les hommes racontèrent en bégayant et en gesticulant, plus abîmés qu'à l'accoutumée, que le sang, agglutiné dans la tête, avait fini par faire exploser les yeux, simultanément sortis de leurs orbites sous l’effet de la pression, et par s’écouler, noir et gluant, des oreilles. Certains crurent même voir les deux yeux sortir de leurs orbites en même temps.        

         Jusque tard, le sang et le vin coulèrent à l'envi dans l'obscurité de la nuit et cette double libation peut-être suffit à apaiser les dieux courroucés par le terrible crime. Mais la lune cette nuit-là, pâle hostie, s’était couverte de brume.                                                            


          On le traîna, sur des kilomètres. On força les femmes et les enfants à stationner devant leurs maisons, à endurer le supplice. Certaines, en furie, aboyaient sur le perron de leurs taudis. Dans les rues tortueuses, sa tête percutait le pavé, rebondissait de pierre en pierre, saignait dans la poussière et les graviers. Toulouse, impassible, regardait passer la claie sur laquelle le corps, face contre terre, ne tenait pas en place, agité dans tous les sens, au rythme des cris, des huées, des condamnations. Les hommes crachaient à son passage comme s'ils avaient quelque crime à lui reprocher, comme s'il avait tué leurs propres fils. Comme s'ils étaient profondément convaincus de la justice des juges, dont ils savent pourtant à quel point elle est favorable aux puissants et combien promptement ils envoient les misérables de leur espèce au gibet. Certains, zélés, caillassaient véhémentement le corps, faisant couler, à l'occasion, du sang presque déjà coagulé. Portant une main à leurs yeux et de l'autre tentant de protéger les enfants, les femmes étaient tiraillées entre leur sens moral et leur estomac, agité de mille bouillonnements et prêts de déborder à chaque instant à la vue des membres disloqués du pauvre pantin, qui, raide depuis bien des heures déjà, résistait mal aux soubresauts de la carriole tirée par deux chevaux plus hâves encore que celui qui les dirigeait.      

         Dans le poing droit de la tache rouge qu'on traînait à travers la ville, une lame brillait. C'était comme si le soleil s'y était tout entier concentré. On plissait les yeux lorsqu'on se trouvait dans l'axe de sa réflexion. Tous savaient bien qu'il s'agissait, attachée à la main inerte du meurtrier, de l'éblouissante arme du crime.      


         Il est des destins noirs comme des fonds de cachot. Assis par terre, adossé à la pierre humide et sale, Simon pensait. La nuit, dehors, était tombée brusquement. Un coup de hache sur les grands arbres silencieux. Personne ne lui avait apporté de quoi manger, de quoi boire. Personne ne lui avait parlé depuis qu'un homme sans visage l'avait jeté là avant de disparaître. Simon, d'abord, avait pleuré. Il ne se souvenait pas de l'avoir fait avant. Bien sûr, comme tous les nouveaux-nés, il avait probablement hurlé aux larmes d'être le dernier homme, le plus fraîchement expulsé des ténèbres de l'inconscience heureuse. Et puis plus rien jusqu'à ce moment. Jusqu'à ce retour dans le noir. Il avait levé ses poings dans l'air, avait insulté les juges, le Roi, sa mère et Dieu. S'était jeté contre les murs, violemment. Il avait crié, de désespoir, avait appelé. Personne n'avait répondu, sinon les chiens qui commençaient à rôder, affamés, dans les rues ensommeillées. Une porte s'ouvrit. Une voix sombre sortit des lèvres de cuir noir : « Simon Sabadel, demain, au lever du soleil... » Les mots se perdirent dans la cellule. Simon n'écoutait pas. Il n'aurait pas compris. Il n'entendit qu'un mot qui, dans cette sentence boueuse, surnageait avec l'éclat des trompettes : fratricide. On l'accusait du premier crime. Celui commis à l'aube neuve des premiers jours par le frère jaloux dans un champ de Judée. Celui du sang versé dans la terre par le même sang. Il resta silencieux. Il ne se souvenait plus. Le mauvais vin lui avait tourné la tête, peut-être l'autre avait-il posé sa main, ou ses yeux, ou son désir sur sa fiancée. Ils avaient commencé par les poings, puis, la rage excédant le moindre geste et impossible à éteindre, il avait planté une lame dans son cou. Son cœur par là s'était vidé en quelques secondes.

          Les deux yeux du geôlier scintillèrent dans le noir avant de s'éloigner.                  

Simon, maudit, pensait. Était-ce vraiment le plus grand des péchés ? Qu'adviendrait-il de son âme ? En avait-on vraiment une ? Ce crime, c'était un crime contre le Royaume, contre le Roi, contre Dieu. Un crime contre lui-même. Dans sa main droite, il fit tourner son couteau, l'approcha de la fenêtre, sortit sa main par les barreaux. Il voulait voir la lune dans l'acier de sa lame. L'astre des misérables se cachait dans les arbres profonds. Il entendit un bruissement d'ailes. La lune plongea en lui. Il s'allongea. Une porte s'ouvrit.

            C'est dimanche. Les restes de Simon sont dispersés aux quatre vents, traversés par les accords parfaits des cloches de Saint-Etienne qui savent de la justice bien plus que ces diables à perruques, déguisés, ridicules. La langue rêche des chiens se frotte à cette plaie unique que forme tout son corps. Entre leurs crocs, dans le bec des oiseaux de proie, sa carcasse est rapatriée dans le sein de la terre.                                              

L'hostie, ce jour-là, avait un arrière-goût de bile.

0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page