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  • Photo du rédacteurAlexandre Salcède

Daniel Lambert


Pensées de Londres



Le ciel de Londres a les reflets d’une perle. Certes, cette grâce est la compensation ou le corollaire de son statut de capitale de la pluie. Mais ce couvercle de nacre n’est pas son seul atout. Bien d’autres merveilles s’offrent en effet à la vue des touristes, à condition qu’ils sachent voir plus loin que le bout de leur parapluie. Bien entendu, elles sont invisibles aux autochtones qui finissent par ne plus voir les beautés qu’ils ont sous les yeux, tant on s’habitue à tout.


Dès ma sortie de la gare St Pancras, l’odeur du goudron et de la bière m’envahissent. C’est vendredi soir, la mousse des pintes orne toutes les lèvres depuis la fin de l’après-midi, rejaillissant parfois en une fontaine d’écume et de bile de la bouche des imprudents qui n’en connaissent pas encore les pièges ou les arcanes. La vision des garçons qui titubent et se tiennent par l’épaule sur le chemin du retour m’enivre. Je les suis du regard jusqu’à ce qu’ils se donnent l’accolade chaleureusement – eux si réticents au contact physique - pour se dire au revoir avant de s’évanouir dans les dédales de briques rouges. Au matin, ils se lèveront, courbatus et fourbus, mais rompus déjà à cet exercice ils reviendront se mêler à la foule qui fait enfler les artères commerçantes, Oxford street, Piccadilly Circus, Covent Garden, temples toujours combles du dieu Argent.


Comme tout le monde, je paie mon tribut à cette divinité et il me plaît d’errer dans le bruit d’adoration perpétuelle que fait l’assemblée de ses fidèles. Notamment parce que parmi eux, il y en a certains qui sont parvenus à approcher l’idéal proposé par le dieu, le paradis qu’il promet. Ces icônes ressortent des magasins les bras chargés de sacs pleins des attributs que l’on voit aux demi-dieux des affiches publicitaires. On n’ose leur parler, ni croiser leur regard : ils ne nous verraient pas. Alors on se contente de les dévisager du coin de l’œil, craintivement, de les regarder passer, hors de ce monde, semblant devoir lui survivre, irréels.


Pourtant, leur parlerait-on, on se rendrait vite compte qu’ils sont, sinon aussi imparfaits, au moins aussi mortels que nous. La langue qu’ils parlent manque de grâce, leur conversation d’esprit. Ils se meuvent dans le monde des apparences dont ils ne savent pas que tout y flétrit, y fane, y passe.Vanitas vanitatum, voilà du moins le dogme que nous nous récitons chaque fois que nous les voyons rire dans le soleil et l’éclat de leur gloire. Nous vivons dans un monde qui se vautre dans l’illusion que la possession des attributs divins nous conférera ses pouvoirs et, en définitive, qu’être c’est avoir ; un monde qui nous fait croire qu’il n’y a pas de fatalité, que l’on peut s’arrangerun peu avec le réel, avec ce que la nature nous a donné à la naissance, comme s’il n’y avait pas, dans ce domaine également, une aristocratie.


Alors, pour échapper au spectacle désolant du défilé des baronnes et des ducs, des comtesses et des princes qui me plonge toujours dans des pensées pleines de mélancolie, je marche en direction de la National Portrait Gallery, voir les têtes des rois et des reines encadrées et pendues aux murs (je me découvre des tendances dangereusement révolutionnaires).

Au dernier étage, le regard altier d’un homme m’accueille. Il m’attendait. Il n’a pas encore complètement enfilé son manteau. Tout de lui m’intrigue, ses yeux d’abord, son sérieux, la délicatesse de sa couleur et de ses doigts, la fourrure de son col et du manteau, son goût immodéré pour la dentelle et les perles. Ses vêtements en sont littéralement constellés. Il en porte à l’oreille, détail qui m’étonne dans un premier temps, avant de voir, en tournant la tête à droite, un anneau à l’oreille gauche du prince des poètes, William Shakespeare. Mode de courtisan ou caprice d’artiste, peut-être.


Sir Raleigh était doublement explorateur car lorsqu’il n’était pas en quête de l’Eldorado, il sondait les replis de son âme et de sa langue pour tenter d’en extraire un peu d’or. Il était aussi courtisan d’Elizabeth I, reine d’Angleterre qui affectionnait les petites billes de nacre dont elle avait fait le miroir de sa pureté. Ce n’est donc pas pour moi qu’il les arbore, mais pour plaire à sa souveraine, à qui il écrivit des poèmes chastement enflammés (Amor et virtute, telle est sa devise) dans lesquels il lui dit sa peur de la voir s’éloigner. Mais comme la lune, perle la plus brillante de la voûte céleste, elle revenait à lui après avoir disparu. Il aurait voulu être la marée toujours obéissante à ses caprices. C’est d’ailleurs pour elle qu’il traversa les mers à la recherche de perles et d’or, justes présents à déverser à ses pieds adorés.

Je le regarde longuement et m’abîme dans son regard. Sur ce tableau, il a presque mon âge. Et déjà, tout espoir est perdu. Toutes les perles qui ornent son costume me paraissent autant de larmes qu’il ne peut pas pleurer. Il sait que le cœur des hommes est corrompu, que la Cour grouille d’intrigues desquelles la vérité ne triomphera jamais, que même l’Église est criminelle. Il sait surtout que tout l’or du monde ne lui octroiera pas le droit de trôner aux côtés de sa reine. Ce portrait est pourtant une déclaration d’allégeance, un acte de soumission inconditionnelle. Soudain la jalousie déferle sur moi : que n’ai-je eu des amants capables d’en faire autant ? Que ne puis-je secourir un homme sur le point de se noyer, dans la nacelle irisée de mon amour ? Je n’ai ni le pouvoir de la Reine, ni les mots, fussent-ils impuissants, de ce triste sire.

Je m’éloigne du comte mélancolique et j’erre quelques minutes encore dans la galerie des Tudor. A travers ces centaines de paires d’yeux, l’Histoire me regarde et m’appelle. Tous voudraient que je prête l’oreille à leurs plaintes muettes, que je tente de percer leurs secrets. Mais je n’ai plus un regard pour eux : je pense à autre chose.

Dans les galeries de ma mémoire, une voix récite. Lointaine, avec des inflexions que je ne connais pas. Ah but those tears are pearls that thy love sheds. Ce sont les mots de l’avant-dernier vers du sonnet XXXIV de Shakespeare mais je les imagine très bien dans la bouche du pauvre Walter. Est-ce sa voix d’ailleurs qui me les murmure ? « Pourquoi me promettre un si beau voyage / et me faire sortir sans mon manteau / si c’est pour essuyer ce noir nuage / qui salit ta beauté de son fardeau ? » Je revois le manteau sur l’épaule et le regard blessé de l’amant éconduit. Il est devant la cause de ses douleurs, elle n’a qu’un mot à dire et il sera guéri, et tout sera pardonné. Merveille : elle ne dit rien, elle baisse les yeux, des larmes coulent sur ses joues. Walter accourt, essuie les petites perles avec ce gant qu’il chérira jusqu’à sa mort. « Pourtant ces larmes que tu as versées / Font oublier tes viletés passées. » Chacun de nous les a déjà versées et chacun sait qu’elles sont toujours un peu feintes. Derrière tous les repentirs, il y a un pécheur qui se frotte les mains. Se priver de fauter, de trahir, de tromper, c’est se priver du plaisir exquis d’être absout, des douces larmes qu’on pleure à deux.


Une sonnerie vient interrompre ces réminiscences de William (c’était la voix de Cliff lisant sa traduction de Shakespeare qui m’était revenue) et le fil capricieux de mes rêveries.


***


Le musée fermait. J’ai quitté la salle au pas de course, quatre siècles en une minute, tout de même, comme si j’étais la lumière en personne. J’ai regagné la foule compacte et lente du hall avant de me fondre dans celle des rues, gris morne dans la débâcle du crépuscule.

Instantanément, je suis redevenu invisible.


Étrange expérience, tout de même, que celle que l’on vit lors d’une visite au musée, même trop courte. Pouvoir regarder un autre, les yeux dans les yeux. Et, parfois, dans le reflet que nous offrent les rebonds de la lumière sur la toile, se voir comme un autre. Non, ce n’est pas ça, je m’exprime mal. Je ne voudrais pas réduire le tableau à la fonction passive et vaine du miroir de salle de bain dans lequel ajuster nos toilettes et nos cheveux clairsemés sur nos crânes déjà jaunes (comme le temps passe vite !). Il ne s’agit pas de simplement se voir mais plutôt de se placer sous un regard et de pouvoir le soutenir, le supporter. C’est rassembler toutes ses insuffisances pour affronter l’espace d’un instant l’espèce de permanence de l’œuvre d’art.


C’est précisément cela que j’ai vécu en arrivant sous les yeux de ce tableau dont, au moment de les noter, j’ai oublié les dimensions. En vérifiant sur le site de la National Portrait Gallery, je m’aperçois qu’il est de taille modeste (75 x 60 cm). Il s’agit d’une œuvre monumentale exécutée par un artiste mineur du premier XIXème siècle, Benjamin Marshall, amateur de courses hippiques, de combats de coqs et peintre de portraits d’éleveurs, d’entraîneurs, de sportifs et de leurs chiens. Il a cru bon d’entourer son modèle hors du commun de quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, pour faire la démonstration de l’étendue de son talent, sans doute. A droite de l’homme, sur une toile posée à même le sol, le roi de la basse-cour parade fièrement. Au-dessus de lui, c’est la peinture d’un chien et d’un cheval immobiles dans un paysage rural qui trône.

Où l’œuvre a-t-elle été réalisée ? Marshall s’est très probablement déplacé au domicile de Daniel Lambert, puisque la Grâce a un nom. Et lorsqu’elle vient, elle ne fait pas semblant.

Elle surabonde. Elle ruisselle et déborde, elle fait craquer les coutures. Et incarnatus est, massivement.En 1806, il fait déjà plus de 320 kilos. En 1809, année de sa mort, il en fait encore 15 de plus.

Et elle a habité parmi nous, au 53, Piccadilly, à Londres. C’est là que Marshall pose son chevalet pendant quelques semaines au mois de juin 1806, à la fin de la journée. Daniel est alors épuisé. Par la chaleur, d’une part, et par l’incessant flot de visiteurs qui, pour 4 shillings (c’est-à-dire 5 euros), ont le privilège de s’entretenir avec lui. Bien sûr, au début, on venait pour voir cette merveille de la nature, ce corps extraordinaire, cette circonférence jamais vue. Mais le tout-Londres a alors découvert un homme à la conversation exquise, à l’esprit clair et raffiné, passionné, comme Marshall, par ces choses que je ne comprends pas, expert ès chiens, chevaux et coqs et éleveur de renom. Les hommes de l’aristocratie anglaise se bousculaient à sa porte, faisaient la queue pour pouvoir s’asseoir quelques minutes face à ce modeste paysan, gardien de prison au chômage technique, et lui poser des questions. Certains, ou certaines, restaient sans doute sidérés face à cette montagne, comme je le suis d’abord, dans la salle du musée où personne ne le regarde vraiment, sinon quelques secondes, juste le temps qu’il faut pour le prendre en photo et l’envoyer à un ami dont on se plaît à souligner l’embonpoint. Au premier coup d'oeil, on pourrait d'ailleurs croire qu'il s'agit d'une caricature et qu'on veut nous faire rire.


Cet acte étrange qui consiste à faire payer des spectateurs pour le simple fait de regarder, non pas un spectacle, mais la vie réelle, hors représentation, ce que les Anglais nomment exhibition, mot qu’ils utilisent d’ailleurs aussi pour les expositions d’art, a inspiré des pratiques très différentes. Tout d’abord, les zoos humains, qui se développent au début du XXème siècle avec les Expositions universelles, dans lesquels on livrait à la curiosité malsaine des spectateurs occidentaux des hommes, des femmes et des enfants nés dans les colonies. Puis, plus récemment, la performance. Marina Abramovic n’a rien inventé. On peut imaginer, sur la porte de la maison de Daniel Lambert, un écriteau disant Mr Lambert is present. Mais lui non plus n'a rien inventé, comme me l’indique sa notice biographique sur Wikipédia : lorsqu’il était encore de communes proportions, il avait lui-même rendu visite à Joseph Boruwlaski, gentilhomme polonais et nain qui, de la même manière, faisait commerce de sa petite taille à Birmingham, dans les années 1780. On n’invente jamais rien et l’on est toujours la merveille de quelqu’un.


Il paraît que ce dernier rendit visite à Daniel. Je ne sais s’ils eurent l’idée de s’associer mais je suis certain que n’importe qui se serait acquitté de quelques shillings de plus pour voir cette souris devant cet éléphant, la petitesse de l’un accentuant la bouffissure de l’autre, et inversement. Leurs portraits sont accrochés l’un à côté de l’autre et je les imagine poursuivre leurs entretiens de gens du monde chaque nuit.

Un autre visiteur lui fit l’honneur de sa présence. George III, en personne. De quoi ces deux-là s’entretinrent, nul ne le sait. Mais je veux croire que Daniel, en bon Britannique, demanda de l’aide pour pouvoir rendre à Sa Majesté les hommages qui lui étaient dus ; que le Roi d’un geste de la main l’en dispensa ; qu’il s’assit près de lui, lui parla de choses que nous ne pourrions pas comprendre (de cotes hippiques, de French chasers, de Dieu qui vous accable, sans que vous sachiez pourquoi, un beau jour, de ses bienfaits qui sont parfois des charges en ce bas-monde, qu’il s’agisse du Trône d’Angleterre ou de la Grâce) ; qu’après quelques minutes, le Roi se releva pour prendre congé de son hôte, qu’il se permit de saluer en s’inclinant respectueusement. C’est cela que Marshall a représenté : Lambert en majesté, trônant, incompris, dans la National Portrait Gallery, parmi les portraits royaux.


Et c’est à cela qu’il pense, Daniel Lambert, qui ne me regarde pas, dont les yeux perdus dans l’Azur se souviennent de l’humilité du Roi. Et moi, moi qui le contemple depuis quelques minutes maintenant, je sens toute ma vanité, ma fatuité, mon insuffisance. Mon corps, duquel souvent je me sens prisonnier, me paraît de taille raisonnable et mon esprit, dont je me plais à penser qu’il n’est pas trop mal fait, m’apparaît ridicule. Pourtant, quelques instants, j’aurai été réchauffé par la Grâce qui irradie de sa présence et j’en serai reparti augmenté.


Religieusement, presque tenté de poser un genou à terre, je m’éloigne de la silhouette en forme de poire. Non, décidément, je ne trouve pas les bons mots, les bonnes images. Il me faut encore reculer, jusqu’à ne plus voir les détails, les contours, les tableaux de mauvais goût qui l’entourent. Voilà, c’est ça. La même rondeur, le même éclat.




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