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  • Photo du rédacteurAlexandre Salcède

Et leur sang retombera sur eux

         




La femme assise dans ce couloir, visage creux, regard vide, c’est ma mère. Elle attend pour me voir. Vous l’aurez remarqué, elle a l’air préoccupée. Vous le seriez aussi à sa place.

          De là où je suis, je sens son parfum. Celui des pivoines. Elle appuie toujours trois fois sur le flacon pour en pulvériser dans son cou, sur sa main gauche pour le tapoter gentiment sur ses joues et dans ses cheveux. Elle est très bien coiffée, ce matin, comme toujours. Derrière elle, il y a le ciel désert et le soleil qui voudrait la réchauffer. Elle ne le sait pas. Elle ne sent pas le rayon qui caresse sa peau tendrement, qui l’embrasse de ses lèvres invisibles. Ce rayon, qui peine à se frayer un chemin à travers les grandes fenêtres sales, c’est moi.

          Je suis mort hier soir. Ne vous inquiétez pas. Elle le sait déjà. Même avant que je meure, elle savait que j’étais mort. J’étais fait pour être mort. C’est comme ça. Personne n’y est pour rien. Ça ne m’a jamais empêché d’être heureux.

          Il y a deux semaines, quand je respirais déjà plus très bien, j’avais pris un petit harmonica en plastique et je m’étais assis dans le hall de l’hôpital. Comme les gens dans le métro, j’avais posé ma casquette devant moi et tout le monde me donnait des sous pendant que je jouais. Tous les bonbons que ça ferait ! C’était beau de voir tout le monde content. Les gens, à l’hôpital, ils ont le sourire cassé. Maman souriait doucement. Sur son visage, il y avait assez de lumière pour essuyer toutes les larmes de la Terre.

        Maintenant, elle ne peut pas sentir ma chaleur parce qu’elle est perdue dans ses pensées, dans ses souvenirs. Elle se souvient du vieux monsieur chauve qui était venu à l’église, un jour. Elle voulait que je le rencontre. Avant d’aller le voir, le matin, je lui avais dit : « C’est aujourd’hui qu’on va voir Dieu ? » Malgré l’épuisement – elle était restée à mon chevet toute la nuit car j’avais de la fièvre -, elle avait souri. L’amour, c’est ce qui reste quand on n’a plus rien. Elle m’avait dit : « Non, ce n’est pas Dieu, mais il le connaît bien. » Et elle avait déposé un bisou sur mon front encore chaud.

          Le monsieur, il avait serré les mains de tout le monde et tout le monde voulait être touché. C’était comme un jeu, c’était comme jouer à chat, sauf que personne ne s’enfuyait, que les gens voulaient être attrapés. Moi aussi je voulais, alors j’ai crié et il s’est approché de nous. J’ai enfoui mon visage dans les cheveux de Maman. Elle m’a serré contre elle, j’ai senti qu’elle souriait, j’avais les bras autour de son cou. Le monsieur est arrivé, Maman a dit quelque chose en pleurant. Pleurer, c’est quand on veut parler et qu’on nous comprend pas parce qu’on est trop triste ou parce qu’on a trop mal. Je me suis retourné et j’ai vu le sourire du monsieur. Il était pas chauve, en fait, il portait un petit chapeau qui faisait croirequ’il était chauve. C’était pour faire rire les enfants, je crois. Il m’a attrapé, je me suis laissé faire en rigolant. J’ai senti ses grosses mains autour de mon petit corps. Ça m’a fait drôle, parce qu’à part les mains de Maman, j’en connaissais pas d’autres. A l’hôpital, les dames, en plus des masques, elles portent des gants.

         J’ai senti sa joue contre la mienne. C’était pas long, mais j’ai eu le temps de sentir qu’il était vieux et qu’il ne piquait pas. Pas comme Santa Claus. Il y a eu des lumières partout dans l’église, comme pendant l’orage, et j’ai même pas eu peur. J’ai attrapé Maman par le cou, je l’ai embrassée et j’ai dit : « c’est toi le chat ! » Après, elle a serré la main de tout le monde, en leur souhaitant la paix. C’était marrant. Tout le monde a enlevé ses gants et a fait comme elle. C’est comme une maladie, la paix, ça s’attrape par la main.

          Le monsieur a dit quelque chose de bizarre avant de repartir chez lui, en Italie. Il a dit : « Dieu vous aime tous ». J’ai regardé Maman, j’ai voulu lui demander comment c’était possible puisqu’il ne nous connaissait pas. Mais j’ai vu qu’elle souriait comme elle n’avait pas souri depuis longtemps. Je me suis dit que l’amour, c’était ce qu’on vous rendait quand vous aviez tout dépensé. On est tous sortis de l’église avec la force qui nous manquait en arrivant mais dehors il y avait des gens pas contents. Ils s’en foutaient qu’on les aime, ils s’en foutaient qu’on les touche. Eux aussi ils étaient malades, et ils ne voulaient plus l’être, ils voulaient pas mourir. A choisir, moi aussi j’aurais préféré rester avec Maman et sentir le bon parfum dans ses cheveux. Mais il n’y a rien à faire et tout va pour le mieux.

          Un jour, je lui ai demandé pourquoi les gens ils étaient malades et pourquoi Dieu il faisait rien. Je parlais pas de moi parce que j’avais déjà posé la question : moi c’était le hasard, une erreur, des gens de l’hôpital qui avaient pas bien fait leur travail et m’avaient donné du mauvais sang. Elle a regardé par la fenêtre et elle m’a dit, après avoir bien réfléchi : « ces hommes et ces femmes que tu as vus, ils sont malades parce qu’ils ont trop aimé. » Il y avait des nuages dans ses yeux. Ca m’a semblé bizarre mais je n’ai pas voulu insister.

         Alors un jour, j’ai décidé que c’était fini : je ne l’aimerais plus. Je lui ai dit : « Maman, je ne t’aime plus », j’avais fait mon sac, j’étais prêt à partir. Elle s’est approchée de mon visage, m’a donné un baiser et m’a demandé ce que j’avais. « Si je ne t’aime plus, alors je ne serai plus malade, et je ne vais pas mourir. Comme ça, tu seras pas triste. » Elle a beaucoup rigolé puis elle a dit : « On a su aller sur la Lune, mon chéri, je te jure qu’on saura te guérir. Bientôt tu auras des médicaments. En attendant, tu as besoin d’amour. » Je caresse son oreille de mes doigts de lumière et je ris dans le vent pour la consoler.

          Elle sort de ses pensées. Un monsieur l’appelle. Elle entre dans la pièce. Elle ne pleure pas. Depuis qu’elle a rencontré le monsieur, elle n’a plus jamais pleuré. Pas devant moi. Elle s’assied à mes côtés. Pétales de pivoines et de roses. Elle parle avec quelqu’un qui lui annonce qu’elle ne peut pas me voir. Ma boîte est fermée. Elle le savait déjà parce qu’on rendait visite aux gens qui étaient malades comme moi et elle leur apportait des fleurs. Elle les embrassait sur les joues, pour bien montrer aux infirmières qu’un bisou, ça n’avait jamais tué personne. Mais parfois, quand elle revenait une semaine plus tard, les gens avaient déménagé. C’était ça mourir. Quitter sa chambre pour toujours. On ne pouvait pas les revoir. Ni nous, ni leur famille. On devrait pouvoir dire au revoir aux gens qu’on aime. C’est plus poli. Maman avait demandé pourquoi ce n’était pas possible aux gens de l’hôpital. Ils avaient répondu : à cause de l’odeur. Comme les gens ils avaient peur d’attraper la maladie, ils voulaient pas donner du parfum aux morts. C’est quand même pas très gentil. Il y avait des gens qui avaient peur de nous toucher, qui voulaient plus nous voir et qui auraient aimé nous enfermer dans des prisons. Des prisons pour les gens amoureux, c’est du n’importe quoi. Maman, elle priait tous les soirs pour qu’on trouve un remède et pour donner de l’amour aux méchants et aux gens qui souffraient.

          Moi je ne souffre plus. Je respire mieux maintenant. Et comme on parle bien quand on a la même voix de soleil et de vent que les anges. Maintenant que je suis mort, je m’en fiche si je sens pas bon. Maman aussi. Elle demande si elle peut rester seule avec moi un instant. Le monsieur sort, elle ouvre la boîte et me prend dans ses bras. Comment fait-elle pour m’aimer encore ? Pour ne pas avoir peur de ma peau où le sang n’avance plus ? Pour ne pas pleurer ? Des litres de soleil se déversent sur nous. J’ai mon visage dans ses cheveux. Avec une délicatesse infinie, elle referme le couvercle comme lorsqu’elle remontait la couverture sur moi et refermait la porte de ma chambre.

         

Mon dieu, si vous existez, faites qu’au paradis, les fleurs elles aient l’odeur des cheveux de Maman.

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