Gaspard David Friedrich
- Alexandre Salcède
- 28 août 2018
- 3 min de lecture
Lundi 27 août, en me réveillant, j’ignorais encore que j’allais me retrouver, un voyage en Transilien plus tard, dans le parc d’une belle propriété francilienne, à déambuler nu entre les photographies de l’artiste Gaspard Noel dont je connaissais les œuvres par le biais de l’écran de mon téléphone. Cette exposition in situ (certaines des œuvres exposées l’étaient précisément à l’endroit où elles avaient été créées) m’a marqué par la force de l’expérience proposée : en tant que spectateur, j’étais plongé dans l’environnement sensoriel dans lequel l’artiste était immergé au moment de sa création. La solitude, le bruit des branches qui craquent sous les pieds, les photographies accrochées entre les arbres soulevées par le vent ou mues par la respiration mystérieuse des arbres, m’ont inspiré ces quelques réflexions sur son œuvre. Au premier coup d’œil, il y a du romantisme allemand dans ses photographies. Indéniablement. Ces paysages somptueux, escarpés, périlleux où la silhouette d’un homme solitaire prend place y font immédiatement penser. Comme devant les tableaux de Caspar David Friedrich (1774-1840), on s’arrête, le souffle coupé, on contemple, on médite. Mais à la différence du Voyageur au-dessus de la mer de nuages du peintre allemand, le sujet de ces œuvres ne possède ni bâton de marche, ni redingote vert sombre, ni même un vêtement. Il est nu. Radicalement.
De cette nudité, il faut dire tout de suite qu’elle n’a rien de sexuel, même si peut-être, d’abord, c’est elle qui attire l’œil. Chevelure blonde au vent, cuisses puissantes, fesses galbées, corps athlétique, Gaspard Noel n’a rien à envier aux divinités des mythologies qu’il invoque. Mais l’intérêt de ses propositions réside ailleurs. Il n’est pas nu comme celui qui s’est déshabillé, comme avant l’amour. Il est nu comme celui qui vient de naître. S’affranchir du vêtement, c’est supprimer un certain nombre d’indices (historiques, sociaux…) sur l’individu ; c’est se débarrasser du contingent pour ne garder que l’essentiel, le fondamental, à savoir le corps et son rapport à la nature. Et c’est ce rapport, d’une qualité particulière, qui justifie l’appellation d’« autoportraits métaphysiques » que le photographe donne à une grande partie de son œuvre. À la différence de la peinture romantique. l’homme n’est pas ici face à la nature : il y figure auprès d’elle, à côté d’elle, avec elle. Il ne la défie pas. Il la regarde, il l’écoute. Elle n’est pas un décor : elle est l’autre sujet de la photographie. Non, le même. C’est cela qui est métaphysique : la frontière entre le corps et le décor n’existe plus. La photographie est autoportrait de ce tout formé par l’homme et la nature. Comme sur cette image où Gaspard Noel se tient debout devant la mer bouillonnante, spermatique, qui se perd dans la brume du ciel. On sent l’eau glacée qui saisit les mollets et l’on devine que c’est de l’écume fertile qu’est sortie la chair vigoureuse de ce Neptune sans trident. Anadyomène, disaient les Grecs.
L’homme ne défie pas la Nature et en échange celle-ci ne l’écrase pas. Microbe escaladant un grain de poussière est le titre d’une œuvre de Gaspard Noel sur laquelle on le voit escalader une montagne. Si l’expérience de l’immensité nous permet de relativiser un peu notre importance et notre place dans l’univers, en changeant encore d’échelle, les montagnes elles-mêmes sont dérisoires. C’est que la Nature, comme nous, est appelée à disparaître. Nous sommes pris dans la même précarité, soumis à la même loi de la finitude. Mais cette conscience ne fait pas surgir dans l’œuvre du photographe ne serait-ce qu’une ombre de sentiment tragique. Au contraire : la Nature est pour lui un vaste terrain de jeu. Il y court, y galope, y sautille, y vole, parfois. D’ailleurs, il n’y est pas si seul que cela : à y regarder de plus près, d’autres silhouettes, identiques, peuplent ses clichés, dévalent les pentes de la montagne dans toutes les directions, horde de doubles de l’artiste avides de vitesse, ivres de vent.
Pas grand-chose de romantique, en définitive, chez Gaspard Noel. Rien d’élégiaque, rien de torturé. Un rapport serein, quasi-filial, à la Nature, où l’homme, qui n’est plus la mesure de toutes choses, cherche à renouer le lien brisé avec les éléments et les énergies qui peuplent le monde et qu’il perçoit avec une acuité toute animale. A le regarder nu courir dans l’herbe, sauter à l’arbre pour en saisir une branche qui ne ploie presque pas sous son poids, se déplacer la tête en bas avec une concentration inouïe (ou perdue), ces mots de Valère Novarina me reviennent à l’esprit : « j’descends pas d’l’animal, j’y vais ».
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