Elle & Ils
- Alexandre Salcède
- 6 févr. 2019
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 févr. 2019

C’est un livre que j’aurais voulu écrire. Il y a quelques années, le projet de parler des hommes qui avaient joué un rôle important dans ma vie m’était venu à l’esprit - et puis m’avait quitté comme il m’était venu. Ça n’aurait pas du tout été le même livre, évidemment. Je pensais à un journal pour parler des hommes que je rencontrais, pour garder quelque chose de leurs peaux, de leurs voix, de leurs gestes. Comme un herbier, en somme. Des hommes sans vie, figés dans le passé, séchés, sans sève. Camille Laurens, quant à elle, propose avec Dans ces bras-là, prix Femina et prix Renaudot des Lycéens 2000, une galerie de portraits bien vivants à travers laquelle on perçoit, brisé, morcelé, oblique, son autoportrait.
Un roman autobiographique ?
Dès les premières pages, l’auteure tient à clarifier un malentendu : « Je ne serais pas la femme du livre. Ce serait un roman, ce serait un personnage, qui ne se dessinerait justement qu’à la lumière des hommes rencontrés » (p.17). Elle cesse alors immédiatement de dire « je » : la narration est menée à la 3ème personne, même si ce « elle » a quelques points communs avec l’auteure. Et avant tout, l’écriture : « en face, de l’autre côté de la tablette où gît le livre qu’elle écrit » (p. 19). Autre ressemblance, elles partagent le même prénom : « Elle l’apprend vite, Camille. » (p. 127) Cette évocation du prénom est un hapax dans le livre, une signature, à la façon du narrateur Marcel de la Recherche du temps perdu. La même, une autre ? Qui parle de qui ? L’auteure semble jouer avec l’incertitude du lecteur. D’ailleurs, il semble que le personnage partage avec la narratrice le goût de la mystification : « Le jour où ils font l’amour la première fois, elle raconte tout dans son journal. Cependant, comme elle soupçonne qu’on le lit en son absence, elle a l’idée de faire passer son récit pour l’un des extraits de romans qu’elle recopie souvent, parmi lettres reçues, poèmes aimés. Elle l’écrit entre guillemets à la troisième personne (...) » (p. 91). La même et une autre. Moins une autobiographie qu'une autofiction. Cette volonté de brouiller les pistes semble nous indiquer que l’intérêt du livre n’est pas là : il ne s’agit pas d’un roman à clefs ou alors faites pour ouvrir d’autres portes que celle de la vérité factuelle. Celle qu’il nous est donné d’entrevoir est plutôt celle des êtres, de leur langue, de leur corps, celle des rapports avec eux. Cette vérité-là, notamment, qui sonne comme du Lacan : « Il n’y a pas de rapport. » (p. 205)
Une galerie de portraits
C’est devant une porte d’ailleurs que tout commence : celle d’un homme qu’elle a croisé dans la rue, qu’elle a vu et reconnu, comme une évidence, qu’elle a suivi jusque dans son immeuble, dont elle a perdu la trace. Elle revient le voir régulièrement, s’allonge et parle, « seule avec lui ». C’est le titre des sections constituées des mots qu’elle lui dit, verbatim des séances chez l’inconnu qui s’avère être psychanalyste. Du divan émerge alors une parole qui tente de démêler les noeuds qui entourent les figures masculines.
« Ce serait un livre sur les hommes, sur l’amour des hommes : objets aimés, sujets aimants, ils formeraient l’objet et le sujet du livre. » (p.16)
Le mari, l’amant, l’acteur, le chanteur (James Bowman, « cette voix d’homme issue d’homme où chante une femme » (p. 306)), le fils, dont le décès fait écho à l’histoire du roman Philippe, publié en 1995. Parmi tous ces hommes, deux ont un relief particulier : le psychanalyste, en tant peut-être qu’il représente, figure sans histoire, tous les hommes, et le père. Personnage qui traverse le recueil, il semble être à l’origine de l’acte même d’écrire. En effet, elle prend la plume parce qu’il se tait, parce qu’il a souffert en silence (de la relation particulière de la mère avec André qui venait tous les soirs) et que les mots ont ce pouvoir-là, peut-être, de réparer les destins brisés, les désirs contrariés. Elle lui donne d’ailleurs la parole dans un « portrait parlant » impressionnant de vie et de vérité.
Enfin, le lecteur n’est pas en reste. Camille Laurens lui tend le miroir de son fantasme dans lequel même les lectrices sont des hommes. « La vérité, la vérité vraie, c’est que j’écris aux hommes, pour les hommes, pour eux. » (p. 193) Ce destinataire idéal, masculin, nous fait lui aussi remonter aux origines de l’écriture. Car il y a indéniablement un point de recoupement entre les hommes, le désir et l’écriture : c’est l’interdit. Le tabou. « Ce que tu viens de dire, ne le répète jamais. Tu m’entends : jamais » (p. 62), dit la grand-mère à sa petite fille qui vient de lui confier avoir subi des attouchements. Écrire, c’est transgresser cette sommation au silence ; dire le viol, c’est dépasser la honte.
Un autoportrait oblique
Parmi la multitude de portraits masculins, une voix émerge, un rythme, un souffle. Il serait dérisoire de la définir, d’essayer d’esquisser à grands traits cet autoportrait éclaté, nécessairement parcellaire. S’il était possible d’en donner une vision unifiée et exhaustive, l’auteure l’aurait très bien fait elle-même. Disons simplement son attention aux corps, sa croyance que le corps a son langage propre, qu’on peut essayer de comprendre en étudiant sa « semiologie » (p.93), qu’on peut « connaître » au sens biblique, en l’approchant, en le touchant, en fusionnant avec lui ; sa peur de la folie, aussi, présente du début à la fin de l’œuvre et qu’elle finit par accepter : si elle est folle, c'est d’amour pour les hommes. Folie saine et féconde.
Dans ces bras-là est un hommage vibrant à ce sexe fort dont Camille Laurens dit les faiblesses, un hymne suave à l’altérité irréductible de la mosaïque d’hommes qui composent son identité.
Camille Laurens, Dans ces bras-là, Folio, 2004.

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