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Conte noir

  • Photo du rédacteur: Alexandre Salcède
    Alexandre Salcède
  • 28 mars 2019
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 29 août 2019



Il était une fois une maison à peu près comme les autres, à l’orée du bois des Petits Pendus. A l’intérieur, une famille presque ordinaire, avec son lot habituel de secrets, de rancœurs, de violences et de haine. Tel est le cadre merveilleux dans lequel la voix de la narratrice de La vraie Vie, adolescente pour qui la physique quantique n’a pas de secrets, mue. Un roman d’apprentissage sombre, souvent sordide – mais toujours brillant.


Proies et prédateurs


« Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon », écrit Tolstoï au début d’Anna Karénine. La famille dont Adeline Dieudonné brosse le portrait est, à cet égard, bien singulière.

Au commencement était la hyène. Celle qui trône parmi les trophées du père exposés dans la quatrième chambre de la maison, celle des cadavres. Car le père est un chasseur, pire, un prédateur hors-pair. Aucune proie ne lui résiste, de l’éléphant à l’amibe. L’amibe, c’est la mère. Aboulique, réservée, casanière, craintive et à la merci du père-tyran qui la phagocyte à grands renforts de crises de colère, d’injures, de coups de poing. Tout le monde est soumis au père tout-puissant, même Gilles, le petit frère de la narratrice, dont l’esprit de la hyène s’empare très rapidement.

Elle s’immisce dans sa tête alors qu’il est spectateur d’une vision horrifique : celle du visage du marchand de glace défiguré, ravagé, réduit en viande suite à l’explosion de son siphon à chantilly. « Il en manquait la moitié. Son crâne chauve est resté intact. Son visage, c’était un mélange de viande et d’os. » (p. 35) Dès lors, le frère, traumatisé ou possédé, se terre dans le silence et l’indifférence ; son rire se retire pour faire place à celui du fauve. C’est cet événement qui va fonder la quête de l’adolescente surdouée : par l’étude de la physique quantique auprès du professeur Pavlovic, elle souhaite percer les arcanes du temps pour le remonter et renoncer à cette gourmandise que son père réprouvait et qui lui aura coûté la vie d’un homme et l’innocence d’un frère.


Un roman d’apprentissage


La force de ce roman réside dans la voix qui porte ces descriptions à la limite du gore qui peuplent le recueil. La narratrice tient en effet de deux illustres adolescentes, Lolita et Zazie. Comme l’héroïne de Nabokov, elle s’engage dans une relation trouble avec un adulte. Comme elle, elle découvre la force du désir : « Quelque chose de chaud s’est dilaté dans mon ventre » (p.78). Un peu plus loin, lorsque les choses deviennent sérieuses avec le champion de karaté dont elle garde les enfants, elle fait de cette force nouvelle du plaisir un contre-pouvoir, une arme contre la tyrannie de la hyène et du père : « je savais d’instinct que ce qui se passait là, au creux de mes entrailles, nourrissait une bête capable d’affronter la hyène. » (p.124) Adeline Dieudonné dit bien la mue du corps et les troubles qu’elle engendre : « Cette année-là, mon corps avait beaucoup changé. Tout s’était arrondi. Mes seins, bien sûr, mais aussi mes cuisses, mes hanches, mes fesses. (…) Je voyais bien que le regard des autres changeait en même temps que mes formes. Surtout celui de mon père. J’étais passée du statut de petite chose sans intérêt à celui de petite chose repoussante. J’avais l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. » (p. 119) Par ailleurs, la scène d’amour au clair de lune dans le bois des Petits Pendus, contrepoint de la traque symbolique sexuelle qu’organise le père et dont elle est la proie, est d’une sensualité et d’une morbidité délicieuses.

De l’héroïne de Queneau, l’adolescente a la langue fleurie et les images naïves et saisissantes : « la vie est une grande soupe dans un mixer au milieu de laquelle il faut essayer de ne pas finir déchiqueté par les lames qui vous attirent vers le fond » (p. 89). Sa précocité crée un décalage qui lui permet des observations drôles et justes sur ses congénères : « Je suis rentrée à l’école dans l’année supérieure. Les autres élèves avaient un an de plus que moi, mais je les voyais toujours comme une armée de crétins cruels et frivoles. Ca se reniflait le derrière, sans oser passer à l’action. Les filles avaient peur de passer pour des traînées et les garçons, pour des obsédés. Alors qu’ils étaient simplement des organismes étourdis par la cacophonie de leur système hormonal en pleine mutation. » (p. 157)

Dirait-elle, comme son homologue du métro parisien, qu’elle a vieilli, à la fin du livre ? Que répondrait-elle à la question « qu’as-tu fait ? » posée au terme de sa quête ? J’ai tué le Père, probablement, je me suis affranchie de ses lois, je dispose librement de mon corps, à mes seuls désir et plaisir, je me suis émancipée par l’étude des autres, de moi-même et du temps, que j’ai réussi à remonter grâce à l’enchantement de l’écriture.

La vraie vie est un conte aux accents psychanalytiques sur lequel on se rue avec la sauvagerie contagieuse de ses personnages et dont on ne fait qu’une bouchée. Si le sortilège qui pèse sur Gilles est magiquement brisé à la fin du livre, on voit mal comment on pourrait résister à celui de cette écriture sobre et hallucinée, pleine des noirceurs de l'âme humaine.

« Les histoires, elles servent à mettre dedans tout ce qui nous fait peur, comme ça on est sûr que ça n’arrive pas dans la vraie vie. »



Adeline Dieudonné, La vraie Vie, L’Iconoclaste, 266 pages

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