Capitale de l'ennui
- Alexandre Salcède
- 13 févr. 2019
- 5 min de lecture
On le sait, la littérature et le cinéma ont fait de Paris la ville de l’amour, titre qu’elle se dispute avec Rome, Venise et Vérone. Mais de quel sentiment Berlin est-elle la capitale ? La doxa nous en donne une image qui commence à se galvauder, celle d’une ville frénétique, avant-gardiste, underground. Samy Langeraert, dans Mon temps libre, son premier roman, en donne une toute autre vision. Son narrateur erre longuement dans les rues fantomatiques de la capitale allemande, ombre parmi les ombres, semblant fuir le souvenir de « M. », avec qui il ne vit plus. Une chronique, saison après saison, de la tristesse, de l’ennui, du temps qui passe.
ORPHEE SANS LARMES
Ceci n’est pas un roman d’amour. La rupture avec M. a eu lieu en amont, avant l’arrivée à Berlin. Bien sûr, l’image de celle qui est restée en France hante le livre et M. est présente sur le mode particulier de l’absence : « Le soir, je ne me couche pas – je me replie au lit et j’ai mes yeux fermés rivés sur elle et sur le manque. » (p. 24) Lorsque le narrateur se souvient d’une baignade dans un lac avec sa fiancée, on ne peut pas ne pas penser à Lamartine pleurant la disparition de Julie Charles, sa bien-aimée :
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
A l’aune du lyrisme lamartinien, on mesure bien l’écart entre ce ton élégiaque et le style très factuel de la prose de Samy Langeraert : « Je suis allé au lac où nous avons nagé l’année dernière. » (p. 26) L’évocation de ce « nous » se fait sans emphase, sans effusion de sentiment. De même, la description de M. se cantonne au plan vestimentaire et la range, sans relief, avec les objets photographiés : « Cette après-midi-là, M. avait mis une robe d’un bleu quasiment identique et je les avais photographiées ensemble, la boîte, la robe et elle. » (p. 27) C’est que le narrateur, comme il le reconnaît lui-même, voit disparaître progressivement sa capacité à ressentir. Sur le plan physique, d’abord, il observe, cliniquement : « un corps tellement flexible et absorbé qu’il ressemble à une plante. Je ne ressens plus ni courbature, ni épuisement, ni fraîcheur, ni chaleur, et cette absence de sensations me plaît » (p. 47) Quelques pages plus loin, il note : « Les sensations, toujours plus rares ; la neige me file entre les doigts, les rayons du soleil me passent comme à travers le corps […] » (p. 52).
Et le mal gagne du terrain, puisque progressivement, ce sont les sentiments qui disparaissent et font passer le narrateur du végétal au minéral – la phrase, averbale, s’assèche elle aussi : « Pas le moindre sentiment. Froid ou tiède comme une pierre, dur et obtus comme un galet. » (p. 61) Pourtant, étrangement, le diagnostic évident de dépression ne nous vient pas à l’esprit avant d’avoir été prononcé par le narrateur, qui en écarte la lecture psychiatrique : « La dépression est là, toute proche – à moins qu’elle ne me paralyse déjà depuis des mois ? Je prends le mot comme je l’entends : un affaissement, un trou, une absence de poussée. » (p. 53)
GRANDE VACANCE
En réalité, la rupture amoureuse est le moteur du livre plus qu’elle n’en est le sujet. C’est elle qui permet l’écriture : « C’est à M. que je pense quand je ne pense plus à rien, quand je ne suis plus tenu par une tâche qui m’absorbe. Sans elle, je n’aurais pas imaginé qu’il y avait tant de fissures et d’interstices dans la matière de mes journées. » (p. 43) Une brèche s’est ouverte, une béance, dans laquelle le regard du narrateur s’engouffre et s’épanouit. Ce roman est en effet celui du regard attentif, d’une expérience qui est proche de celle de la pleine conscience : « Tout est vraiment paisible, et moi aussi. Je reste assis et je ne fais rien, j’attends, je regarde la nuit tomber. » (p. 49)
Le narrateur, en dehors de quelques cours de français et de traductions qui lui sont confiées par des maisons d’édition, est assez libre de son temps. La temporalité qui s’ouvre à lui, coupée du passé par la rupture et du futur par l’absence de projets, est celle que l’on peine précisément à retenir d’ordinaire : le présent. Comme chez Virginia Woolf, comme chez Marcel Proust, le Temps est ici le sujet de l’œuvre, la matière du roman. Le narrateur a des révélations à son sujet : « J’ai compris quelque chose : le temps s’écoule autour de moi, mais pas en moi. » (p. 34) Cela rend effectivement compte de son expérience qui est davantage celle du spectateur que de l’acteur : il observe le temps qu’il fait, la croissance des petits pois sur le balcon, le comportement des Berlinois pour qui « aucune interaction n’est justifiée » (p. 11), règle tacite qui achève de l’isoler, de le replier sur lui-même. Ce temps dans lequel il vit a une densité toute différente, qui le rend difficile à mesurer : comment savoir si « tant de temps ou si peu de temps » (p. 76) a passé quand le temps paraît « ni court ni long » (p. 83) ?
UN LIVRE SUR RIEN
On reconnaît dans cette absence d’activité la situation décrite, presque mot pour mot, par Kierkegaard dans Ou bien… Ou bien… lorsqu’il entreprend de décrire l’expérience de l’ennui: « Je reste étendu, inactif ; la seule chose que je vois, c’est le vide ; la seule dont je vis, c’est le vide ; le seul milieu où je me meus, c’est le vide. Je ne ressens même pas les souffrances. » Et si le prix à payer pour sentir le temps passer, pour en faire l’expérience, pour le savourer, c’était précisément l’ennui ? Car il y a, dans ce roman du temps perdu, des moments savoureux, d’une poésie discrète qui ne sont pas sans rappeler la prose d’un Adalbert Stifter : « C’est la même chose depuis des heures. Le ciel est parcouru par des oiseaux qui surgissent de nulle part. C’est le mois de mai, il fait doux, le soir s’installe par degrés minuscules. Le ciel est traversé par des nuages, des mouettes et des corbeaux, des pies, et l’air est presque tiède, on peut laisser les fenêtres ouvertes pour le moment. » (p. 71)
Pour finir, on peut dire que Samy Langeraert réalise, dès son premier roman, le désir de Flaubert d’écrire « un livre sur rien », « un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. » Restent les images, ces « bouffées de réel », les phrases, une voix, triste et contemplative comme un film de Chantal Ackerman. Singulière et prometteuse.

Samy Langeraert, Mon temps libre, éditions Verdier, 90 pages.
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