top of page
Rechercher
  • Photo du rédacteurAlexandre Salcède

&




« Une écrivaine qui danse ? Avec les mots, vous voulez dire ? Non ? Avec son corps ? Mais quelle idée ! » Voilà ce que les tenants (sans le savoir) de la pensée de Flaubert pourraient affirmer, persuadés qu’ « on ne peut penser et écrire qu’assis. » Le public du festival Concordanse, lui, est habitué à cette entorse au sens commun et ne s’attend pas à voir, assurément, une performance physique d’une haute technicité. Non. Il vient découvrir une proposition où se mêlent les créativités, les univers, les sensibilités de deux artistes. D’une écrivaine, Camille Laurens, et d’une chorégraphe, Joanne Leighton. L&L


Un tissage de voix et de pas


De quoi parler à deux voix, à deux corps ? Sur quoi s’accorder ? De quelle expérience commune partir ? La plus anodine, peut-être, la plus fondamentale aussi. Celle qui libéra nos mains, il y a 2 millions d’années et des poussières, lorsque nos ancêtres immémoriaux se redressèrent : la marche. Marcher, quoi de plus simple ? Quoi de moins chorégraphique, aussi, à première vue ! Mais les débats autour de la non-danse sont loin derrière nous ! Alors Joanne Leighton et Camille Laurens tissent librement une partition de pas et de mots qui, humblement, évoquent nos destinées humaines, de l’hésitation des premiers pas jusqu’à la certitude du trépas.


C’est d’ailleurs la même linéarité qui unit la marche et la parole : on apprend à poser un pied devant l’autre, un mot à la suite d’un autre. La langue marche dans la bouche, elle sautille, elle bute contre les dents. La présence dans le vocabulaire poétique du lexique de la marche n’est pas anodine. Le pied, dans la métrique latine, par exemple. De même, versus qui a donné vers et signifie “le fait de tourner la charrue au bout du sillon”. Main dans la main, Camille Laurens et Joanne Leighton labourent le plateau, avec leurs pas ; elles remontent le fil du temps, ses spirales compliquées, avec la simplicité qui caractérise les jeux d’enfant. On retrouve dans l’écriture chorégraphique un procédé cher à la créatrice de Songlines, à savoir le déphasage, transposition dansée du phasingdes minimalistes. La gestuelle des deux interprètes, toujours à l’unisson, évolue discrètement mais sûrement : rien ne ressemble plus à un pas qu’un autre pas, et pourtant, comme le flocon, chaque démarche a son architecture singulière qui fait d’elle un événement unique et non-reproductible.


Marchons !


La marche a une dimension politique que les deux artistes ne négligent pas. Marcher, c’est résister, c’est revendiquer, c’est prendre le pouvoir comme on prend la parole. Elles identifient d’ailleurs leur pratique à celle de la dentellière, évoquant celle de Vermeer, avatar moderne de Pénélope, émancipée d’Ulysse. La dentellière, c’est la femme qui s’affranchit de la dépendance aux hommes, qui, penchée de longues heures sur son ouvrage, dans un travail de répétition que l’on retrouve dans les marches effectuées sur scène, conquiert son indépendance. C’est la tâche de l’intellectuelle et de l’artiste aussi : au moyen de l’étude et de la création, briser les chaînes qui entravent la marche libre.


Au XVIIème siècle, la dentelle était portée par les hommes. Aujourd’hui, elle est l’apanage des femmes, associée à l’idée de féminité et de sensualité. De la sensualité, il y en a, bien sûr, entre Camille Laurens et Joanne Leighton. Une complicité, une tendresse. Le plaisir de la main qui, perdue dans le noir, touche enfin l’autre main qu’elle cherchait à tâtons. Quelque chose de sensuel, d’érotique, au sens fort : qui effleure par la voix et le corps ce désir qui nous meut. Et qui nous fait marcher.


Qu’est-ce qui rapproche le corps de la chorégraphe de celui de l’écrivaine ? Évidemment, l’amplitude des gestes n’est pas la même. Bien sûr, le regard ne se pose pas sur la même ligne tranquille, le corps de l’écrivain est moins habitué aux yeux rivés sur lui. Mais il en émane alors une espèce de fragilité qui teint l’instant d’une douceur tout humaine. Et puis quoi de plus naturel pour une écrivaine dont l'oeuvre parle tant du corps et du désir, pour l'auteure de La petite danseuse de quatorze ans ? Et là où le miracle opère, c’est qu’on se surprend, un instant, à oublier le corps des femmes et qu’alors on voit, derrière les masques de dentelle, deux petites filles qui sautillent allègrement.




Camille Laurens & Joanne Leighton, L&L, Festival Concordanse


0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page